Le baron vert accuse l’argent-roi

L’économiste Eric De Keuleneer a débuté sa carrière en tant que banquier. Il en est revenu. Il est temps, dit-il, de tendre à nouveau vers d’autres valeurs que celle de la course à l’enrichissement.

Eric De Keuleneer aurait-il fait mieux que les Lippens, Votron et consorts ? Nul ne le saura jamais. Banquier d’affaires pendant vingt ans, d’abord à la Kredietbank, puis à la Générale de Banque, il a claqué la porte en 1995, quatre ans avant le rachat de la Générale par Fortis. Trop de convictions, d’idéal, pas assez de cynisme. Aujourd’hui administrateur délégué de Credibe (ex-Office central de crédit hypothécaire) et professeur à la Solvay School of Economics, De Keuleneer distille régulièrement ses analyses décalées dans la presse – notamment dans le vénérable Financial Times. Il cite Marx, qu’il nomme affectueusement  » le grand Karl « , autant qu’Adam Smith, le père-fondateur du libéra-lisme économique. Le quinqua, aux allures d’aristocrate excentrique, confesse des penchants anarchistes, tout en présidant la Cinémathèque royale de Belgique. Pas à un paradoxe près, il a accepté d’être anobli par Albert II. Lorsqu’on l’appelle  » le baron vert « , l’espièglerie, autant que l’embarras, se lit sur son visage.

Le Vif/L’Express : Comment expliquez-vous que personne, ou presque, n’ait vu venir la crise financière ?

Eric De Keuleneer : Mais on l’a vue venir ! Cela faisait un an et demi que les banques connaissaient des problèmes de liquidités, que le système lié aux subprimes américains (NDLR : crédits hypothécaires à risques) accusait des signes de faiblesse. Il fallait être aveugle pour ne pas le voir ! Et certains ont été aveugles.

Cela aurait-il été différent avec Obama ?

Ce n’est pas seulement une affaire d’administration, mais de conviction, presque de religion. Personnellement, c’est cela qui me surprend le plus : cette certitude des milieux politiques et financiers américains que les marchés s’autoréguleraient. Il n’y avait pas d’es-pace pour le doute, malgré les indices alarmants qui s’accumulaient depuis des mois.

Vous n’avez pas été surpris par la chute de Fortis ?

Ah ça, si, comme tout le monde ! On n’imaginait pas que les difficultés de Fortis puissent aller jusqu’à un ébranlement de crédits, qui est le stade précédant de peu la faillite. Personne ne croyait Fortis si vulnérable.

A qui la faute ?

La responsabilité est collective, mais quelques grands prêtres se sont parti-culièrement distingués. Prenez Alan Greenspan (lire en p.64), ancien patron de la Federal Reserve, la banque centrale américaine. Il a refusé d’intervenir pour réguler le marché américain. Et sa politique de baisse systématique des taux d’intérêt a été désastreuse : les citoyens américains se sont endettés de plus en plus, et avec le sourire, mais sans produire davantage de valeur ajoutée.

La Belgique en compte aussi, de ces grands prêtres fossoyeurs, non ?

J’ai suffisamment dénoncé, in tempore non suspecto, les maniaques de l’acquisition. Leurs ego surdimensionnés. Leur folie des grandeurs. Aujourd’hui, ils sont à terre. Certains d’entre eux sont concernés par des instructions judiciaires en cours. Je n’aime pas tirer sur des ambulancesà

Mais pourquoi les a-t-on laissés faire ?

L’establishment politique et économique voue une sorte de fascination aux patrons et aux banquiers. On croit trop ce que racontent les patrons, surtout s’ils ga-gnent beaucoup d’argent.

A gauche aussi ?

Mais oui ! La fascination pour l’enrichissement traverse les clivages politiques. Tout le monde est béat d’admiration :  » Voyez tout ce que ces grands patrons ont réalisé !  » Certes, ils ont fait de l’argent, ça oui ! Mais souvent en abusant du marché ou en profitant de l’Etat, qu’ils ne cessent de critiquer par ailleurs.

Vous n’aimez pas beaucoup les capitalistesà

J’ai beaucoup d’admiration pour les gens qui créent leur entreprise, prennent des risques personnels et sont créatifs. J’ai beaucoup plus de réserves par rapport à certains patrons qui dirigent une grosse boîte dont ils ne sont pas les propriétaires, et qui veillent d’abord à leurs propres intérêts, c’est-à-dire gagner beaucoup d’argent, posséder un beau quartier général, voyager en jet privé. Or les salaires des dirigeants sont fonction de la taille de leur entreprise : rien d’étonnant à ce qu’ils deviennent mégalos.

Quels remèdes proposez-vous ?

Commençons par stopper la frénésie des fusions et acquisitions. Tout le monde sait – les banquiers et les patrons en premier lieu – que la plupart de celles-ci sont une aberration sur le plan économique. Elles servent surtout à satisfaire la soif de pouvoir d’une poignée de dirigeants. Le cas de Fortis illustre à merveille cette folie des grandeurs. Didier Bellens, patron de Belgacom, n’a pas voulu tomber dans ce système.

Quelle fut la réaction de Lippens, Jacobs et Cie, relayés par les médias ? Ils ont reproché à Bellens de  » ne pas avoir de stratégie  » !

Un commentaire sur la reprise d’Anheuser-Busch par le groupe brassicole InBev ?

La mégalomanie dans toute sa splendeur.

Des patrons aussi sensibles à leur ego : c’est inquiétant, non ?

Oui, et il faut en finir avec ce phénomène, qui est relativement récent. Cela a commencé avec Lee Iacocca, patron de Chrysler, dans les années 1980. Autre mécanisme dangereux dont nous devons nous débarrasser : l’idée que l’argent cons-titue la seule façon de motiver les travailleurs et de les rendre créatifs.

Vouloir gagner plus d’argent, n’est-ce pas le fondement du capitalisme ?

(Il réfléchit. ) Franchement, je ne crois pas. Le capitalisme postule que les individus cherchent à maximiser leur intérêt personnel, c’est vrai. Adam Smith désignait le moteur du développement économique en employant les termes self-love et self-interest. Il s’agit donc d’un concept complexe, qui recouvre autant l’amour-propre que l’intérêt personnel. Résumer ça en prétendant que la quête de l’argent domine toutes les activités humaines, c’est un fameux raccourci. Les exemples de Linux (NDLR : un logiciel libre) et Wikipédia (NDLR : une encyclopédie libre sur Internet) démontrent que les individus peuvent être créatifs et pas exclusivement mus par l’appât du gain.

Dans vos publications, vous citez souvent Karl Marx !

C’est que certaines analyses du grand Karl restent particulièrement pertinentes. Notre économie déraille parce que nous sommes tombés dans le règne absolu de la plus-value. Des gens achètent des actions, non plus pour encaisser des dividendes, mais pour réaliser une plus-value. Or le marché n’est pas fait pour rémunérer les actionnaires, ce sont les entreprises qui doivent s’en charger. Les stock-options servent de compléments de salaire, voire de salaire. Or ce mode de rémunération est par définition instable, comme le marché. La notion de plus-value constituait aussi le pilier du raisonnement de Marx. Elle n’avait pas tout à fait le même sens que celui sur lequel on s’entend aujourd’hui, mais le principe est le même : il y a un fossé, disait-il, entre la valeur intrinsèque d’un produit, qui dépend du travail des ouvriers, et le prix auquel le capitaliste vend ce produit, en s’octroyant au passage une plus-value qui ne correspond à aucune valeur ajoutée. Une analyse qui a ses limites, mais aussi son intérêt.

On vous sent très remonté contre l’argent-roià

Tout semble désormais se résumer à cette phrase :  » Enrichissez-vous !  » Cette justification de la cupidité me laisse perplexe. Je suis choqué par l’indécence de certains patrons. En gros, ils disent ceci :  » En dessous de 2 ou 3 millions d’euros par an, je ne viens pas travailler. Mais, pour ce prix-là, n’espérez pas que je serai bon. Si vous voulez que je sois vraiment performant, il faut me verser des bonus, des stock-options, des primesà « 

Verser des salaires élevés aux patrons, n’est-ce pas un moyen d’attirer des talents rares, des personnes d’exception ?

Bien sûr que non ! Le patron propulsé à la tête d’une grosse boîte est interchangeable. Quand j’entends que tel ou tel patron  » donne du travail  » à 5 000 personnes, ça me fait marrer. Ce sont plutôt ses 5 000 employés qui lui donnent du travailà On a assisté ces dernières années à une exploitation grandissante des travailleurs et des consommateurs, en principe au bénéfice des actionnaires. Mais on voit bien que ce ne sont pas toujours les actionnaires qui en ont profité.

Qui, alors ?

Les grands patrons qui ont touché des salaires mirobolants, les banques d’affaires, les fonds spécula-tifsà Adam Smith pensait que les gens de commerce étaient fondamentalement honnêtes, car, sinon, ils perdraient leurs clients. Depuis les années 1980, ce n’est plus le cas : la malhonnêteté n’empêche pas de gagner beaucoup d’argent. Il faudrait retrouver le sens de l’intérêt général, et de l’intérêt réel des entreprises. A cet égard, les conseils d’administration ont un rôle crucial à jouer.

En 2005, Elio Di Rupo, tout comme Karel De Gucht avant lui, a siégé au conseil d’administration de Dexia. Etait-ce la place d’un président de parti ?

(Il hésite.) Eh bien, je ne crois pas : il faut des gens dont c’est le métier, et qui sont indépendantsà On était en train de s’égarer et la crise peut servir à nous ouvrir les yeux. La situation actuelle nous donne la possibilité de reconstruire un monde plus positif. Un peu comme dans les années 1930. A cette époque-là, malheureusement, il a fallu passer par une guerreà

Ce sera possible sans guerre, cette fois ?

Je pense. La crise va être tellement grave qu’on n’aura pas le choix.

Cela s’annonce si terrible que ça ?

Oui. Nous n’en sommes qu’au début.

La crise financière survient alors que le problème climatique se pose avec urgence.

Exact. On était parti pour faire péter la planète, mais l’esta-blishment nous répondait que ce n’était pas sûr, et qu’après tout, il fallait construire de plus en plus de voitures pour alimenter la croissance.

Que feriez-vous à la place d’Angela Merkel ? En tenant compte des sous-traitants, l’industrie automobile représente un emploi sur sept en Allemagne.

Des mesures de court terme sont peut-être nécessaires pour protéger les travailleurs. Mais ça ne sert à rien de se voiler la face : on produit trop de voitures. Il va falloir fabriquer autre chose. Des trains, des tramways, des vélosà Cela mérite bien sûr une analyse plus nuancée. L’essentiel, c’est de tirer les enseignements de tout ce  » bordel « , car il révèle un monde qui tourne à l’envers.

Entretien : François Brabant et Isabelle Philippon

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