Le bal des marchands

C’est, d’abord, un pied de nez. Et l’Organisation mondiale du commerce (OMC) l’adresse à tous ceux qui prétendent déstabiliser l’économie de la planète. Alors que des géants tels que le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale ont supprimé leurs grand-messes annuelles, l’OMC, elle, ne reculera pas. Sauf nouveau cataclysme, 142 délégations sont bel et bien attendues à sa conférence ministérielle, dès ce 9 novembre, à Doha, au Qatar.

Il est vrai que la proximité géographique de l’Afghanistan indispose nombre de participants. Mais préférer un autre lieu de réunion eut imprudemment chatouillé la susceptibilité arabe. Et puis, souvenons-nous que le choix de ce minuscule émirat avait, en son temps, été plutôt apprécié par les congressistes : cette terre lointaine, qui distribue les visas au compte-gouttes, devait réduire le risque de violence urbaine, celle-là même qui avait fait avorter, en 1999, le sommet de l’OMC à Seattle. Ironie de l’histoire…

C’est, aussi, une urgence. Pour la première fois, les trois grands pôles économiques que constituent les Etats-Unis, l’Union européenne et le Japon traversent une passe difficile avec une relative simultanéité. A défaut de locomotive, la croissance mondiale, qui était de 3,9 % en 2000, devrait se limiter à 1,3 % cette année. De plus, alors que la progression du commerce international avait été supérieure à 13 % l’an dernier (un record), il n’est pas certain qu’elle atteigne encore 1 % en 2001 ! Et ce ne sont ni la guerre en Afghanistan ni les incertitudes terroristes qui risquent de faire mentir ces toutes dernières prévisons de la Banque mondiale.

C’est, donc, une nécessité. Avec ou sans récession d’ailleurs. Les échanges internationaux sont devenus, à l’aune de la globalisation, le moteur planétaire et il est vain de croire que des politiques protectionnistes ou des replis identitaires puissent offrir des scénarios plus crédibles. Bien sûr, les rounds internationaux n’accouchent pas de solutions miracles. Mais il n’en est pas moins essentiel que les dirigeants de la planète nouent des liens, échangent des points de vue et dégagent des pistes, même incertaines. Car les enjeux sont vitaux : à Doha, on doit parler agriculture, environnement, santé, médicaments, commerce Nord-Sud…

En dépit de ce qui précède, la réunion de l’OMC risque fort d’être, aussi, une tromperie, ou, à tout le moins, un sacré malentendu. Car cette conférence est censée permettre l’ouverture d’un nouveau « round » de négociations libéralisant davantage encore les échanges planétaires. Successeur du défunt Gatt, l’OMC tente, en effet, et on ne saurait l’en blâmer, de mettre un peu d’ordre dans le commerce mondial.

Le hic, c’est que son discours économique, farouchement occidental, prête au libéralisme bien plus qu’il ne peut donner. Les très mal-nommés échanges internationaux ne sont jamais que des rapports de force, alors que le commerce ne devient vraiment vecteur de développement que lorsqu’il s’appuie sur des règles équitables. Le déséquilibre croissant avec le tiers-monde prouve que l’on en est loin : la liste des Etats pudiquement baptisés PMA (pays les moins avancés) s’allonge d’année en année. En cause, notamment, le déséquilibre agroalimentaire entre le Nord et le Sud en raison des subventions massives des pays riches à leur agriculture, et le maintien de tarifs douaniers trop pénalisants pour les moins nantis. Sauf lorsque nos propres intérêts sont en jeu : le Pakistan bénéficie depuis peu d’extraordinaires largesses tant en matière financière que d’exportation de ses produits (oublié, le travail des enfants…) parce qu’il est devenu un enjeu politique majeur… Mais la plupart des autres pays n’ont pas cette « chance » : à la très modeste échelle belge, l’opération 11.11.11 rappelle, en ce moment même, le chemin qui reste à parcourir.

Un espoir, néanmoins ? Oui, mais fragile. La récession américaine et le soutien que les Etats-Unis espèrent dans leur lutte contre le terrorisme devraient pousser l’Oncle Sam, grand inspirateur de la politique de l’OMC, à davantage d’ouverture à l’égard des problèmes du reste du monde. De même, la voix de certains pays pauvres semble avoir porté avec plus de vigueur que d’habitude dans les préparatifs de la réunion de l’OMC. Enfin, l’émergence d’une opinion publique internationale en faveur d’une autre mondialisation, qui remet l’humain au coeeur des préoccupations, ne peut plus être ignorée. Les divergences restent cependant très vives entre les Etats-Unis et l’Europe, entre le Nord et le Sud. Certains observateurs redoutent déjà un échec.

S’y ajoute une autre crainte, de taille. Celle de rester dans une vision manichéenne de l’humanité. A l’instar de la Banque mondiale, l’OMC a une fâcheuse tendance à croire que le commerce est le seul remède aux maux de la planète. Et que la libéralisation des échanges entraîne de facto un supplément de richesse. Ce qui est vrai pour les pays riches. Et faux pour les pays pauvres, comme l’a rappellé le dernier Nobel d’économie. Or confondre business et thérapie, opposer le dieu du marché à celui des fanatiques, c’est un peu court comme programme politique lorsqu’il s’agit de gouverner le monde.

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