Le bal des cloportes

Guérillero sarcastique des lettres belges, Thomas Gunzig passe du tir au bazooka au lancer de missiles à longue portée. Après ses nouvelles, explosives, voici un roman qui tient de la frappe chirurgicale sur des objectifs à la fois trop monstrueux et trop proches de nous pour que nous n’en soyons « choqués », terme à prendre dans l’un ou l’autre sens selon que l’on est, comme disait l’autre, puissant ou misérable. Tout commence comme un polar glauque conté par un narrateur paumé, tueur d’occasion pour cause de fins de mois difficiles, qui s’est attiré la colère du chanteur populaire Jim-Jim Slater, après avoir brisé quelques dents à sa petite amie Minitrip (prénom expéditif pour amour-charter, récurrent dans les récits de Gunzig). Il lui reste à choisir entre sa propre élimination et celle d’une chanteuse dont le succès donne des boutons à un Slater sur le déclin, d’autant plus qu’elle prépare un concert super-médiatisé sur le front des troupes (le pays étant en proie à la guerre civile et à la chasse aux terroristes). Quand le « héros » se réveille paralysé sur un lit d’hôpital, entre autres vagues souvenirs qui surgissent à travers son amnésie, il y a celui de son engagement dans la garde personnelle de la chanteuse, suivi, petit à petit, d’épisodes plus horrifiants les uns que les autres, avec, en « apothéose », une atrocité sans nom et proprement vomitive, dont il a été l’instrument. « Instrument » est le mot idoine, dans la mesure où la puanteur du contexte a totalement submergé, dans le souci d’efficacité, une conscience dont il n’avait apparemment jamais reçu le mode d’emploi. Bien entendu, ce n’est pas ce rapporteur – salaud « innocent », manipulé et malencontreux, espèce de Chveïk aggravé que l’éditeur situe entre Bardamu et Gaston Lagaffe – qui fait l’objet de la frappe à Gunzig. La cible, c’est l’absurdité diabolique d’un monde où la médiatisation, la course à l’audimat et la dictature des internationales de la bouffe, du pétrole et autres « biens » de consommation ont été jusqu’à pervertir le sens de ce qui, déjà, n’en avait pas: la guerre, la misère et autres calamités utilisées ou entretenues par des cloportes pour asseoir devant les foules éblouies une réputation d’amuseurs publics et de bienfaiteurs de l’humanité. Pas de prêches pour autant, mais du saignant et de l’odieux, savamment distanciés et traités avec une efficacité piégée qui n’oublie pas l’héritage de Vian. Gunzig sait aussi qu’une métaphore, comme les allumettes, ne sert qu’une fois. Les siennes sont savoureuses et cuisinées dans la maison selon des recettes qui ne viennent sûrement pas de sa grand-mère. Au fait, ne cherchez pas d’implication communautaire au titre du livre: il relève de la pure malignité.

Mort d’un parfait bilingue, par Thomas Gunzig. Ed. Au Diable Vauvert, 252 p.

DE GHISLAIN COTTON

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