» La vraie liberté n’est jamais donnée « 

Prix Nobel de littérature en l’an 2000, Gao Xingjian cultive la discrétion. Il nous reçoit chez lui à Paris, devant un thé fumant. Souriant, il respire la douceur et la profondeur d’un être intimement lié à l’écriture et à la peinture.  » L’artiste doit suivre son propre chemin.  » Le sien a connu les embûches de la Révolution culturelle chinoise et d’un pays natal qui continue à censurer toutes ses oeuvres. L’homme reste pourtant persuadé que l’art ne doit jamais se mêler de politique. Son recueil de réflexions, De la création (Seuil), analyse brillamment la nécessité de préserver un esprit indépendant. Ce sont pourtant les artistes, les écrivains et les philosophes qu’il convoque pour fonder une nouvelle pensée – style Renaissance – capable de sortir de la crise :  » cette vieille Europe sur laquelle repose, plus que sur la Chine, selon lui, l’avenir de l’humanité « .

Le Vif/L’Express : Vous écrivez que  » l’enfant ne peut devenir adulte qu’en connaissant la solitude « . Parlez-nous de votre enfance et de cette solitude, qui se trouve au coeur de votre oeuvre.

Gao Xingjiang : J’ai eu une enfance heureuse auprès de parents très ouverts d’esprit. Ma mère m’a encouragé à écrire un journal, que j’ai tenu de l’âge de 8 ans à la Révolution culturelle (NDLR : répression des intellectuels par la Chine de Mao en 1966), où j’ai dû tout brûler. Ma première fiction était déjà composée d’écrits et de dessins. La solitude vient de la lecture, ainsi que du travail de réflexion. Dans le brouillard de la société, s’il n’y a pas d’espace réservé à la pensée, il est difficile de rester indépendant face à l’influence de la politique, du marché ou des médias. La solitude est donc indispensable pour devenir écrivain. Enfant, je rêvais beaucoup. Dès mon entrée à l’université, tout a été envahi par la politique. J’ai été obligé de cacher mes pensées, mes pièces, mes poèmes, mes récits, mes réflexions esthétiques et mes scénarios de films, sinon cela risquait de me mettre en danger. La Révolution culturelle est synonyme de terreur. Si on n’est pas entraîné aveuglément vers ce chaos, la solitude donne la force de résister. Le XXe siècle a été bombardé d’idéologies politiques, de mouvements manipulatoires et de violences. Jamais on n’a connu une telle envergure au cours de l’Histoire. La solitude est constructive parce que lorsqu’on écrit, on doit rester la conscience éveillée.

Lors de votre discours de lauréat du prix Nobel, vous avez soutenu que  » la littérature ne peut être que la voix d’un individu « . Comment qualifiez-vous la vôtre ?

Au cours du XXe siècle, l’art a été mis au service de la politique, de la propagande, des combats et de la lutte. Peu d’intellectuels sont restés aussi indépendants que Kafka, résistant à son temps, ou Beckett qui capte la solitude en pensant individuellement. La pensée n’est ni collective ni politique, c’est une condition de l’existence et de la complexité humaine. Faute d’être dite ou écrite, elle ne peut pas être développée et éclaircie. Kafka parle du  » besoin intérieur nécessaire à l’homme « . A travers mon écriture ou mon art, j’exprime ma conception du monde et ma connaissance des êtres humains, sinon je ne vais pas loin.

Quel rôle assignez-vous à l’écrivain ? Simplement donner à connaître le monde et la nature humaine ?

L’individu est chaotique, comme l’est le monde. D’où l’importance de se connaître. On doit d’abord se connaître soi-même pour pouvoir connaître le monde. La conscience de soi permet de raisonner et de juger.

D’après vous,  » l’écrivain n’est ni un prophète, ni un sauveur, ni une conscience sociale « . Pourquoi ?

Si ce n’est pour tromper les gens, en faveur de terribles dictatures, ce pauvre individu ne peut pas se transformer en soi-disant sauveur de la Nation. Il faut reconnaître la faiblesse de la nature humaine. Aucun être ne peut remplacer Dieu ou le monde, il peut juste un peu lutter, or l’Histoire nous montre qu’il s’agit d’un réel effort.

Le pouvoir politique instrumentalise l’art, dites-vous. La condition de l’artiste est-elle comparable sous une dictature, comme en Chine, et dans une démocratie occidentale ?

En Chine, l’artiste est obligé de se soumettre aux consignes du parti. Sinon, il se met en danger. En Europe, personne n’impose ce diktat. Le problème vient de l’individu lui-même. S’il ne compte pas sur une subvention du gouvernement, il peut échapper au  » politiquement correct « . La vraie liberté n’est jamais donnée. Même par un régime démocratique. Parce que le pouvoir, c’est le pouvoir.

En quoi le poids de la société de consommation vous dérange-t-il ?

La loi du marché envahit tout. Le capitalisme doit générer des profits. C’est sa nature. Ce n’est pas un jugement éthique ou politique. C’est comme cela que la société fonctionne. Mais si on se plie à cette loi, on perd sa liberté.

L’art contemporain est-il gangrené par la société de consommation ?

Tout à fait. L’art contemporain est soumis à la loi du marché. Ce sont les grandes fondations et institutions culturelles qui le financent et le façonnent. Suivre cette tendance, c’est programmer la fin de la peinture sous le prétexte d’une  » fausse  » révolution. L’art court à sa perte en prônant le design, l’art conceptuel, les performances, les modes… Tout devient de l’art contemporain.

Vous écrivez que  » la littérature et l’art sont à l’origine des soeurs jumelles… « . Comment cohabitent-elles en vous ?

Kant dit qu’il existe deux pensées. La première s’adresse à la langue et aux mots, l’autre étant le visuel. Le peintre regarde le monde à travers les formes, la couleur, la lumière. A ses yeux, la pensée imagée peut être raffinée, comme en témoignent les peintres de la Renaissance. Leurs toiles nous révèlent la vie sociale, les moeurs d’antan, les sentiments, la relation homme/femme ou celle qui les relie à Dieu. On a tous cette richesse créative en soi, mais si elle demeure purement raisonnable, elle s’apparente à la philosophie. Les artistes de la Renaissance sont à la fois scientifiques, philosophes et hommes de lettres, or la société moderne distingue les métiers. Grâce à mes parents, j’ai pu accéder à de multiples facettes. Je me revois à 5 ans, jouant du violon sur scène, aux côtés de ma mère comédienne. Cette envie de m’amuser me pousse à m’exprimer jusqu’au bout, que ce soit via l’écriture, la peinture, le théâtre ou le cinéma, devenu aussi libre que la poésie depuis le numérique. Je viens de finir un film non commercial, Le deuil de la beauté. Ce n’est pas un métier, mais une passion.

En quoi êtes-vous imprégné de culture chinoise ?

La culture chinoise et occidentale sont mêlées en moi depuis que je suis petit. Quand je lis des contes ou des romans, je suis touché par un héros, pas par sa nationalité. Ce sont les sentiments qui nous atteignent car la profondeur humaine nous parle. Le classement culturel n’a pas de sens sauf pour les sociologues ou les historiens. Bien entendu, j’ai été nourri de culture chinoise… Mon roman La Montagne de l’âme se veut une quête et une étude approfondie de celle-ci. Une quête qui diffère de la version officielle. Après tout, la culture humaine dépasse largement le politiquement correct (rires).

L’écrivain d’art Daniel Bergez – qui signe le beau livre sur votre oeuvre – soutient que  » le sombre de l’encre vous permet de faire corps avec l’obscurité du monde « . Quelle est la force de l’encre de Chine et en quoi est-elle lumineuse ?

Au départ, je faisais de la peinture à l’huile, mais à la fin des années 1970, je suis venu en France, accompagné d’une délégation d’écrivains chinois. C’est là que j’ai vu le Louvre, le Musée d’Orsay, Venise, Florence et Rome. Quel choc ! La connaissance culturelle demeure pauvre en Chine, où domine la peinture politique propagandiste. A côté des grands maîtres, ma peinture semblait dérisoire, alors j’ai trouvé ma voie, en découvrant le potentiel de l’encre de Chine. Je n’ai pas suivi de maître en calligraphie, mais j’ai entamé une véritable recherche picturale. Or, en cette fin des années 1970, mon appartement a été confisqué et j’ai tout perdu… Si on veut que la peinture résiste au temps, il faut la travailler sérieusement. L’encre de Chine joue sur le noir et blanc, tout en possédant de multiples nuances. Sa profondeur est inépuisable, tant on peut en créer une autre avec la lumière. Même si elle n’est pas réaliste, elle s’imprime dans l’imaginaire, la pensée et la conscience. Les autres couleurs ne peuvent pas remplacer cette richesse infinie.

Comment jugez-vous l’évolution de la Chine depuis que vous l’avez quittée ? Son développement passera-t-il par une forme de démocratisation ?

Je suis installé à Paris depuis 26 ans. Jusqu’à ce jour, je ne suis jamais retourné en Chine et mes livres y sont censurés. Je ne connais plus cette Chine. D’ailleurs, elle ne m’intéresse pas. Ma vie, c’est Paris. Ma passion, l’Europe. J’aime tellement cette vieille Europe, sa richesse culturelle qui me nourrit toujours. Ma préoccupation, c’est son avenir. Elle connaît aujourd’hui une profonde crise économique et de pensée. Comment en sortir ? En inventant une nouvelle pensée. L’Europe a été à l’origine de ce système de marché et de cette mondialisation. La Chine n’est pas en mesure de proposer cette vision d’avenir. Elle ne fait que suivre ce mouvement de mondialisation en s’alignant sur la loi du marché. Pour un sociologue, la Chine est une source d’intérêt pour déterminer comment concilier régime communiste et mondialisation. Je me préoccupe de l’avenir européen et de celui de l’humanité. Comment sortir de cette impasse ? Quelle nouvelle pensée développer ? Inutile de compter sur les politiques, ils sont trop occupés par la pratique très concrète. C’est aux artistes, aux écrivains et aux philosophes de réfléchir à une nouvelle pensée. Aujourd’hui, on a besoin d’une nouvelle Renaissance à l’image de ce qu’a connu l’Europe aux XVe et XVIe siècles.

Percevez-vous une montée du racisme en France et en Europe ?

Ce qui s’est passé en Norvège (NDLR : la tuerie sur l’île d’Utoya en juillet 2011 par le militant d’extrême droite Anders Behring Breivik) fut un terrible cauchemar et un signal d’alarme pour tous. Il ne s’agit pas d’un cas particulier. La mondialisation de l’économie et de la culture a banni les frontières. Le débat sur l’identité nationale n’a pas d’autre portée que politique. Il ne sert pas l’intérêt commun. Au contraire, l’intérêt commun impose d’apprendre à vivre avec les autres et à assimiler leur culture. Distinguer LA culture française ou une autre est stupide à une époque où l’on communique aussi aisément. Tant d’artistes ont une culture multiple aujourd’hui. Cela doit nous conduire à créer une nouvelle culture, vraiment universelle, forte de ce patrimoine, tout aussi universel.

De la création, par Gao Xingjian, éd. Seuil, 327 p.

Peintre de l’âme, par Daniel Bergez & Gao Xingjian (illustrateur), éd. Seuil, 264 p.

Propos recueillis par Kerenn Elkaïm et Gérald Papy à Paris

 » Aujourd’hui, on a besoin d’une nouvelle Renaissance  »

 » L’artiste doit résister et

rester libre  »

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