La  » vieille Dame  » toute malmenée

Des élections auraient dû être le passage obligé pour adopter la réforme de l’Etat. Horreur ! Di Rupo Ier, épaulé par les Ecolos, a résolument choisi de sauter l’obstacle de la Constitution. En usant d’un stratagème sans précédent depuis 180 ans. Juridiquement irréprochable, politiquement inélégant, démocratiquement interpellant.

La Constitution n’est pas un chiffon de papier. Je ne veux pas que des aventuriers de droite ou de gauche invoquent l’exemple de Tindemans pour mener à bien leur action.  » Blême, il quitte en coup de vent l’hémicycle de la Chambre pour filer au Palais présenter la démis-sion de son gouvernement. Vrai coup de sang ou mauvais prétexte pour torpiller la pacification communautaire scellée par le pacte d’Egmont ? Ce 11 octobre 1978, Leo Tindemans, Premier ministre CVP, s’est abrité sous les jupes de la  » vieille Dame  » pour trouver avec éclat la porte de sortie.

Trente-trois ans plus tard, Elio Di Rupo, Premier ministre PS, n’est pas d’humeur à rejouer la scène. Pourtant, ce que son gouvernement fait subir à la Loi fondamentale n’est pas spécialement beau à voir.

Prière de mettre des gants, quand on s’avise de retoucher la Constitution. Un article, numéroté 195, est expressément prévu pour protéger le texte suprême de tous les outrages. Sa transformation doit passer par une valse en trois temps, orchestrée sur deux législatures.

Et de un : le Parlement dresse une liste des dispositions constitutionnelles déclarées révisables. Et de deux : les Chambres automatiquement dissoutes, le passage par les urnes s’impose. Et de trois : le Parlement issu de ces élections peut alors retravailler les seuls articles de la Constitution qui figurent sur la liste préétablie.

Ordre, méthode, rigueur. Il en est ainsi depuis 1831. Jusqu’à cette sixième réforme de l’Etat, qui ne peut attendre mais qui exige de remodeler la Constitution. Et là, c’est la tuile. Vu l’ampleur inattendue du chamboulement institutionnel, plusieurs articles à revoir ne figurent pas sur la liste dressée avant les dernières élections, celles de juin 2010.

Impossible de scinder en l’état le BHV judiciaire, de revoir le régime électoral des six communes à facilités, de réformer le Sénat, de transférer certaines compétences. A moins de repasser par la case élections. Du politiquement explosif, avec cette vague nationaliste flamande qui maintient toujours la N-VA au sommet.

Branle-bas de combat : il faut trouver une astuce pour sauter l’obstacle constitutionnel. Sous peine pour Di Rupo Ier de s’exposer à de gros ennuis politico-communautaires.

Lueur dans la nuit : l’article 195, pièce maîtresse de la Constitution jusqu’ici inviolée, peut être révisé. L’occasion fera le larron : on assouplit le mode d’emploi de la Constitution pour pouvoir retravailler des articles intouchables, et le tour sera joué.

L’urgence politique vaut bien une exception à la règle constitutionnelle. Car il s’agira bien d’un one-shot, calibré et temporaire. Pas question que l’on puisse s’engouffrer dans la brèche pour chambouler toute la Constitution. En portant atteinte aux prérogatives du roi, par exemple.

Sitôt bouclé le chantier institutionnel, l’article 195 retrouvera toute sa rigidité proverbiale. Les francophones en font une obsession. Hantés qu’ils sont par ce soupçon : simplifier définitivement la manière de réviser la Constitution, c’est ouvrir une voie royale aux tentations aventureuses prêtées à la Flandre.

Va donc pour une révision… transitoire. Façon typiquement belge et peu élégante de faire sauter un verrou, avec la conviction de ne pas commettre d’effraction.

La formule est juridiquement en béton. La majorité gouvernementale (PS-MR-CDH, CD&V-Open VLD- SP.A), épaulée par les écologistes pour la cause, y a veillé. Chambre et Sénat peuvent faire passer la Constitution sur le billard. La conscience tranquille.

La mère de toutes les lois en a déjà vu d’autres, au cours de son existence. En 1919, on s’est ainsi passé de sa révision pour introduire le suffrage universel au lendemain de la Grande Guerre. Mais jamais on n’avait été jusqu’à la toucher au c£ur, par une chirurgie lourde : pas moins de 34 dispositions constitutionnelles vont être revues, à la faveur d’un article 195 anesthésié le temps de l’opération.

Infliger pareil traitement à une  » Dame  » de 180 ans a de quoi heurter. La manière divise les constitutionnalistes.  » Procédé léger, maladroit. Bricolage juridique, qui apporte de l’eau au moulin des partis extrémistes « , tranche Marc Verdussen (UCL). Le constitutionnaliste aurait préféré de loin une véritable remise à plat à ce genre d’artifice qu’il juge dangereux : certains sauront s’en souvenir. Le sort infligé à l’article 195 n’arrache pas une larme à Marc Uyttendaele (ULB). Son seul regret :  » Que cette vieillerie surannée soit maintenue sur le buffet. « 

D’autres juristes ont des mots autrement plus durs, parfois à relents partisans :  » Un Etat où les hommes politiques peuvent se moquer de la Constitution en toute impunité, est-il encore un Etat de droit ? Le gouvernement Di Rupo commet une fraude constitutionnelle « , s’insurge Hendrik Vuye, professeur de droit public aux Facultés universitaires de Namur, connu pour sa proximité avec les thèses de la N-VA. Non sans une belle dose de mauvaise foi, le parti de Bart De Wever enrage de ne pouvoir contrarier la man£uvre.

Le Gantois Robert Senelle, constitutionnaliste émérite très écouté en Flandre, mêle sa voix aux esprits chagrins :  » Une Constitution ça se révise, ça ne se viole pas. Le viol est clair et net, orchestré par la seule crainte de l’électeur. Grave sur un plan démocratique. « 

L’attachement viscéral que Francis Delpérée porte à la Constitution s’accommode parfaitement de la tournure des événements. Et pourtant… Quand des juristes et des parlementaires osaient envisager de pouvoir triturer la Loi fondamentale avec davantage de souplesse, l’éminent constitutionnaliste de l’UCL leur faisait volontiers la leçon :  » Faut-il redire que, dans un Etat de droit, seule la nation est souveraine, qu’elle s’exprime par l’intermédiaire de la Constitution, et qu’en bonne logique les représentants de la Nation doivent être les premiers serviteurs de la volonté nationale et non ceux qui la transgressent quand cela les arrange ?  » (1).

Quand cela les arrange ? Pour le coup, le professeur devenu sénateur CDH de la majorité gouvernementale assume pleinement :  » Aucune objection juridique à agir ainsi. Le pouvoir constituant est parfaitement libre.  » Mieux encore : pour une fois, voilà du travail bien fait, assure Johan Vande Lanotte, cet autre constitutionnaliste aujourd’hui vice-Premier SP.A [lire son interview ci-contre].

Circulez, il n’y aurait donc rien à voir. Cet observateur avisé des m£urs politiques qu’est Vincent de Coorebyter n’en est pas convaincu.  » On s’habitue à un désordre juridique qui reflète un large consensus politique. Cela traduit la difficulté à faire encore fonctionner le système « , s’inquiète le directeur général du Crisp.

La Constitution s’en remettra. Mais la tentation de s’en sortir par des  » entourloupes  » a de l’avenir.  » Il y a eu le recours controversé à l’impossibilité de régner, pour permettre au roi Baudouin de ne pas signer la loi sur l’avortement en 1990. Aujourd’hui, il y a violation manifeste de la raison d’être et de l’esprit de l’article 195 de la Constitution. Chaque entorse au prescrit constitutionnel banalise l’entorse suivante « , estime le poli- tologue du Crisp.

Nécessité fait loi, tout plutôt que le chaos : on connaît la rengaine, quand la patrie est à ce point en danger. Les soupçons de coup de force ne pèsent pas lourd dans la balance. L’indifférence fait le reste. Le Belge, francophone ou flamand, n’en perdra pas le sommeil.

Le politique joue sur du velours. Personne n’est en mesure de lui contester son stratagème, déployé au grand jour. La Cour constitutionnelle n’a pas voix au chapitre.

Mais après le régime très élargi des affaires courantes pour cause de crise politique, voici cette opération peu élégante sur la Constitution : l’estompement de la norme ou de la coutume gagne du terrain, dans un pays qui n’en est plus vraiment un . Robert Senelle a le mot de la fin :  » Cette dégradation de nos institutions ne fera que précipiter la fin du pays.  »

(1) La Constitution de 1830 à nos jours, F. Delpérée, éd. Racine, 2005.

PIERRE HAVAUX

 » Chaque entorse banalise l’entorse suivante  » Vincent de Coorebyter

 » Cette dégradation de nos institutions ne fera que précipiter la fin du pays  » Robert Senelle

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