Antonia Pozzi. © DR

La vie rêvée

Une fois par mois, l’écrivaine sort de sa bibliothèque un livre qui éclaire notre époque.

Des esprits chagrins reprochent régulièrement à Greta Thunberg d’être trop jeune pour avoir un avis et surtout de  » ne rien faire concrètement « . L’argument est vieux comme le monde. La même persécution accompagnait les prophètes d’Israël qui délivraient leur message sans pour autant prendre part à la gouvernance de leur peuple. Leur place était celle de lanceurs d’alerte et leur langue parfois proche du poème. A propos, on dit souvent que la poésie est inutile face aux défis du temps, qu’elle n’aurait rien à dire ni à faire sur une scène dominée par la prose  » utile  » (essais alarmistes ou bonnes pratiques pour sauver la planète). A cela j’aimerais opposer un poème. Il s’agit d’une scène de la vie quotidienne qui est peut-être une scène de foule ou un regard d’amour entre deux êtres ou l’inscription dans un paysage, une saison, ou tout cela à la fois. Ce poème dit qu’il y a une approche du vivant qui n’est pas dans la compétition, l’instrumentalisation des êtres au sein d’un système, mais qui se tient dans la présence pleine et entière à ce qui nous entoure.

La vie rêvée
© DEBBY TERMONIA

On peut parler de chant, un chant qui fait territoire – comme le dit des oiseaux Vinciane Despret, philosophe et éthologue, dans son dernier ouvrage. L’oiseau, pour déterminer son territoire, lance son chant depuis une éminence, puis se déplace et le relance d’un autre point, puis d’un troisième, et cela suffit à éloigner l’adversaire sans combat. Dans ce poème d’Antonia Pozzi (1), il y a trois pôles aussi, trois portées du regard : le monde, l’amour, le moi. Non celui des selfies mais celui de la pure attention, porteuse de respect, de liberté, de joie. Ce cercle magique opposé à une époque violente dit beaucoup de la personne qui l’a mis en place. De son âme résistante. De sa radicalité lumineuse que son père, avocat du Duce, s’obstinait à réprimer. Et de ce qui l’a fait se tuer à l’âge de 26 ans quand, dans l’Italie de Mussolini, les lois raciales obligeaient certains de ses amis à fuir, par le train le plus souvent et peut-être même par (c’est le titre du poème) la petite gare de Torre Annunziata :

Dans La Vie rêvée. Journal de poésie 1929-1933, par Antonia Pozzi, traduit de l'italien par Thierry Gillyboeuf, éd. Arfuyen, 314 p.
Dans La Vie rêvée. Journal de poésie 1929-1933, par Antonia Pozzi, traduit de l’italien par Thierry Gillyboeuf, éd. Arfuyen, 314 p.

 » Il y avait un va-et-vient désordonné

de valises effrangées, ballant

sur les guêtres et les chaussures jaunes provinciales

qui jaillissaient dans le hall gris

par l’entrebâillement blanc des portes

ouvertes sur la place et sur les voies.

Sur le mur la stupeur verte et lustrée

des guichets comme écarquillés ;

un parapluie noir s’entêtait

capricieusement à butter contre terre.

Ni toi ni moi ne nous regardions en face :

mais mes yeux sentaient ta présence.

Où, je l’ignore. Peut-être dans ce pan de ciel

que l’on voyait au-dessus de la toiture

ou au milieu des fumées carnées

que le Vésuve crachait sans arrêt

et que le vent hachait sans relâche.

Moi, je me sentais libre et légère

comme ces flocons blancs et duveteux

qui s’échappent des peupliers, en mai, et cherchent à s’élever comme des prières.  »

(1) Dans La Vie rêvée. Journal de poésie 1929-1933, par Antonia Pozzi, traduit de l’italien par Thierry Gillyboeuf, éd. Arfuyen, 314 p.

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