La vie en surgelé

A Yellowknife, dans le Nord canadien, pas de printemps en vue : ici, la température hivernale atteint souvent – 40 °C. Les habitants ont dû s’adapter à ce froid polaire. S’ils ne peuvent avaler un sandwich dehors, ils adorent camper. Le Vif/L’Express est allé voir sur glace.

Grosses barbes et chemises à carreaux. Les clients s’alignent au comptoir du Black Diamond, un bar sombre et surchauffé comme il en existe dans toutes les villes canadiennes. Un verre à la main, Yves Lécuyer annonce qu’il vient de recevoir sur son smartphone un avis de tempête solaire.  » D’après le rapport d’activité, nous avons de bonnes chances de voir une aurore boréale, cette nuit « , affirme-t-il l’air blasé, entre deux gorgées de bière. Ce Québécois vit depuis cinq ans à Yellowknife, la capitale des Territoires du Nord-Ouest canadien et… des aurores boréales. Quand les lumières vertes virevoltent dans la nuit noire, c’est à peine s’il lève un oeil vers le ciel. Ce spectacle magique ne l’impressionne plus guère. A Yellowknife, l’extraordinaire devient ordinaire.

Mais, pour le visiteur de passage, l’ordinaire reste, lui, extraordinaire. Difficile, par exemple, de venir en griller une sur le seuil de la porte du bar et de discuter le bout de gras. Il fait – 40 °C. La cigarette se transforme vite en esquimau glacé goût nicotine et le bout de gras en tôle ondulée. Pas terrible. La région connaît les hivers les plus longs et les plus froids du Canada. En comparaison, les – 18 °C du congélateur familial, c’est le printemps. Au nord du 60e parallèle, à quelque 500 kilomètres du cercle Arctique, le thermomètre grelotte. Il chute pendant plusieurs semaines à – 41 °C. Caleçon long en laine mérinos, double pantalon flottant pour mieux laisser entrer l’air isolant et maillots de corps que même Mamie refuserait de porter… Ici, la coquetterie reste au placard. Une question de survie.  » Chaque fois que la température descend de 10 degrés en dessous de zéro, tu ajoutes un vêtement « , conseillent les locaux aux étrangers. Ceux qui viennent du  » Sud « , comme ils disent. Entendu que le méridional se définit, à l’échelle de Yellowknife, en dessous du 60e parallèle, ça fait du monde. Presque le monde entier, en fait.

Car ils ne sont que 20 000, environ, à habiter la capitale des Territoires du Nord-Ouest. La grande majorité par choix. On ne naît pas (ou peu) à Yellowknife ; on y monte. Travailleurs dans les mines de diamants, aventuriers préparant une expédition polaire, artistes anticonformistes du bout de la route ou fonctionnaires comme Yves, traducteur pour le gouvernement. La région attire une faune éclectique. Pas seulement grâce à ses paysages magnifiques et à sa nature sauvage. Surtout parce que les sous-sols sont riches. L’argent coule à flot. Les salaires sont les plus élevés du Canada. Dans ce  » Far-North  » du XXIe siècle, les baraques en bois et les rues poussiéreuses du Grand Ouest et des westerns mythiques ont cédé la place à des cubes de béton gris et à des avenues rectilignes. Quant aux cow-boys locaux, engoncés dans leur énorme parka, ils ont plus la démarche d’un Playmobil que de Lucky Luke. Vivre l’hiver au quotidien à 500 kilomètres du cercle Arctique nécessite quelques adaptations.

Carole Musialek, 37 ans, qui s’y est installée il y a deux ans après plusieurs années à Toronto, en sait quelque chose.  » Depuis que j’ai retrouvé mes légumes frais congelés sur la banquette arrière, j’évite d’aller prendre l’apéro chez des amis après avoir fait des courses « , sourit cette Bordelaise d’origine. Même leçon pour les sorties randonnées à ski de fond : difficile de calmer un petit creux avec un sandwich dur comme du bois.  » Je suis passée aux fruits secs et au Thermos de thé chaud « , précise-t-elle. La jeune femme n’oublie (presque) plus de débrancher sa voiture. Non pas que Carole soit une adepte des véhicules électriques, elle aime simplement pouvoir (re)démarrer son véhicule. Ce qui n’est pas le cas après une nuit passée à dormir dehors par – 40 °C. Sauf si elle est réchauffée – la voiture, pas Carole – par une couverture de batterie et un chauffe-bloc moteur reliés au courant. Chaleur sous le capot, mais froid dans l’habitacle. Au volant, Carole n’enlève jamais ses moufles. A croire que la direction assistée et les quatre roues motrices ont été inventées pour Yellowknife. Le pilotage sur glace s’apprend sur le tas. Dès que la météo le permet, on ouvre des routes sur les lacs gelés.

Dans le quartier de Carole, les fenêtres des maisons s’habillent en triple vitrage et les enfants des voisins s’amusent à construire des igloos dans leur jardin. Quand ils ne sont pas en classe – près du radiateur ? -, les élèves sont de sortie. Leur virée ressemble plus à une véritable expédition qu’à une balade en car pour le musée. Déplacement obligatoire en Bombardier – du nom de son inventeur -, l’ancêtre de la motoneige. Mi-voiture montée sur skis, mi-tank, l’engin aux allures de scarabée emmène les écoliers pour une initiation à la pêche sous la glace du grand lac des Esclaves.

C’est aussi là que se dresse une forteresse étincelante. Regard vif bleu glacier, barbe blanche parsemée de petites stalactites, Anthony Foliot, alias Tony, alias le Snowking, au look proche d’un ZZ Top en Père Noël, bâtit, avec son équipe, un château de glace. Quatre mois de travail acharné par des températures relativement fraîches, donc – nos arrêts de travail pour intempéries le feraient doucement rigoler – pour un mois de spectacle, en mars. Le Snowking Winter Festival, c’est la fête du village, version bal po(pu)laire. Théâtre, burlesque, concerts, et danse on the rocks. Ici aussi, on aime faire la fête, mais dans un congélateur géant. Et ça fait dix-neuf ans que ça dure. Dans ce bar de glace où bosse présentement Tony, le stylo a tenu moins de quinze minutes avant de se transformer en Mister Freeze. Les doigts ne valent pas mieux.

Les Yellowknifers savent aussi prendre le temps. Vivre dans la capitale des Territoires du Nord-Ouest, c’est pouvoir s’offrir, à l’heure du déjeuner, une pause de ski de fond ou de patins à glace sur le lac situé derrière le bureau. Ou, comme Terry Woolf, réalisateur et producteur pour la télévision, un moment de décompression au grand air.  » Après une grosse journée, j’attelle mes chiens pour une petite balade en traîneau et je pars.  » Mieux que le yoga. Terry Woolf, le bien nommé, est l’un des derniers habitants à posséder sa propre équipe de sept superbes Alaskan Huskies. Avant l’arrivée des motoneiges, c’était le moyen de transport traditionnel. Aujourd’hui, les Yellowknifers l’utilisent surtout pour des virées en  » camping d’hiver « . Le grand classique des destinations d’un week-end pour les locaux qui adorent dormir sous la tente au milieu des bêtes. Il ne faut pas avoir froid aux yeux. On peut croiser des lynx, des caribous, des loups et parfois un carcajou, petit animal féroce qui s’attaque aux ours et aux trappeurs. Dans la ville aussi, les animaux gardent quelques prérogatives. Il n’est pas rare, à la tombée de la nuit, de rencontrer dans la rue des renards et des coyotes. Pas ce soir. C’est décevant.

Carole et Yves se préparent pour un dîner chez leurs amis, Marie et Eric, à quelques kilomètres du centre-ville.  » Tu as ta lampe frontale ?  » interroge la jeune femme. Mieux qu’un plan de métro. Même une virée chez des potes se transforme en aventure à la Jack London. Lampe sur le front et bouteilles de vin dans le sac à dos, la petite équipe s’enfonce dans la forêt. Après dix minutes de marche, la cabane de Marie et Eric, enkystée dans la glace d’un petit lac, est un havre de réconfort. Une petite bulle de calme, de volupté et de chaleur. Trois heures plus tard, il faut repartir dans la nuit noire. Au moins ne risque-t-on pas de faire de mauvaises rencontres. Quoique.  » Rentrez bien, lance Eric du pas de la porte. Faites attention aux loups.  » Vivre à Yellowknife, c’est un vrai conte de fées.

Par Marie Cousin – Photos : Fran Hurcomb pour Le Vif/L’Express; M. C.

 » Depuis que j’ai retrouvé mes légumes frais congelés sur la banquette arrière, j’évite d’aller prendre l’apéro après avoir fait des courses  »

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