LA TYRANNIE DE LA TRANSPARENCE

Le père d’Internet, Vint Cerf, vient de faire scandale en rappelant, d’une phrase choc, les conséquences de la dictature de la transparence, que semblent installer les nouveaux réseaux. Pour lui, le droit à une vie privée risque de n’avoir été qu’une parenthèse dans l’histoire de l’humanité.

Même si la réalité est beaucoup plus complexe, comme le montrent par exemple les études du politologue français Paul Ariès, la thèse est globalement exacte. Presque personne, dans les peuples premiers, n’avait de vie privée. Plus tard, ce droit est apparu comme un privilège des puissants, des prêtres, des seigneurs puis des marchands et des bourgeois, avant de devenir, au XXe siècle, la grande revendication de la classe moyenne.

Il est clair qu’aujourd’hui il est de nouveau en train de disparaître. D’abord, parce que, de façon volontaire, chacun de nous étale de plus en plus d’éléments de sa vie privée sur les réseaux sociaux. Pour exister, pour se faire connaître. De même, nul ou presque n’est hostile à l’idée de fournir des données, statistiques ou identitaires, aux administrations ou aux assurances, afin d’être protégé, soigné, garanti. Toutes ces informations ainsi communiquées ont une grande valeur et peuvent être utilisées à notre insu. Ainsi de celles qu’on laisse aux opérateurs téléphoniques, aux moteurs de recherche, aux sites d’achat en ligne. Ainsi, aussi, des renseignements sur chacun de nous que nos relations trouvent utile de faire connaître aux autres, via leur propre blog, sur les réseaux sociaux ou des sites spécialisés, tel Lulu (www.onlulu.com), qui offre depuis peu aux femmes américaines de noter les hommes qu’elles ont connus ou connaissent.

Demain, ces moyens de surveillance seront démultipliés par l’Internet des objets, qui permettra de suivre en permanence nos rapports aux marchandises, puis par les progrès des méthodes de diagnostic médical, de validation permanente des compétences professionnelles, de surveillance policière… Après- demain, certaines applications mettront toutes nos données personnelles en libre accès, par exemple en équipant des lunettes d’un logiciel de reconnaissance morphologique et d’une connexion à toutes les bases de données.

Les conséquences de cette dictature de la transparence seront considérables. Il sera de plus en plus difficile de cacher aux autres ce qu’on pense d’eux : transparence et sincérité iront de pair, l’une forçant à l’autre. La liberté individuelle ne sera plus celle de ne rien dire de soi, mais de tout dire des autres. On connaîtra l’intégralité des opinions et des amours de chacun et de tous. Peu de relations, peu de secrets, peu de confidences résisteront à cette tyrannie.

Si l’on veut encore éviter ce monde et ce qu’il a d’invivable, sans doute est-il urgent d’établir une charte considérant la vie privée comme un élément de la personne, interdisant à qui que ce soit d’en faire usage sans son accord ou celui d’autorités judiciaires. D’adopter une réglementation, au moins européenne, instaurant et approfondissant le  » droit à l’oubli numérique « , c’est-à-dire la possibilité pour les internautes de faire effacer leurs données. Cela ne suffira pas, et l’on reviendra alors aux questions les plus anciennes des démocrates, de Thoreau à Tocqueville, inquiets des pouvoirs de l’Etat – et aujourd’hui, il faut y ajouter des entités privées bien plus envahissantes. Alors, comme ils le recommandaient, la meilleure défense restera de se débrancher ; le grand luxe sera la déconnexion, l’isolement, l’anonymat. La clandestinité sera le privilège des puissants et des criminels, et l’on développera des logiciels permettant de ne résider que furtivement dans les réseaux, d’utiliser des avatars changeants et aléatoires.

De l’équilibre nouveau à trouver dépendra la survie de la démocratie.

par Jacques Attali

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