LA TURQUIE, OTAGE D’ERDOGAN

Après le coup d’Etat militaire raté, le président turc mène une purge sans précédent dans l’appareil d’Etat. Tandis que la société se fragmente, le pays tourne de plus en plus le dos à l’Europe, explique ce directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales à Paris.

Depuis le coup d’Etat militaire raté, plus de 60 000 personnes dans l’armée, la justice, l’enseignement et les médias ont été arrêtées ou limogées. Le président Recep Tayyip Erdogan est-il en train d’instaurer une dictature personnelle ?

Cette tentation existe. Manifestement, avant le putsch avorté, des dizaines de milliers de personnes étaient fichées en tant qu’opposants. La légalité de ce fichage de masse pose question. Mais qui va contrôler sa conformité avec la loi ? Les juges sont les premiers à avoir été purgés. Ces limogeages ont aussi pour objet de frapper l’imagination des quelque 3 millions de fonctionnaires, désormais interdits de quitter le pays sans raison professionnelle et qui vivent dans l’angoisse. Des signaux de cette dérive étaient déjà là. Lors des élections législatives de juin 2015, le Parti de la justice et du développement (AKP), avec lequel Erdogan dirige le pays depuis 2003, a perdu la majorité absolue. Les négociations entre l’AKP et les partis d’opposition pour former un gouvernement de coalition ont été délibérément conduites vers une impasse, afin de provoquer de nouvelles élections – anticipées. Cinq mois plus tard, alors que la Turquie se trouvait dans un état de violence et de tension extrêmes, l’AKP triomphe à nouveau dans les urnes. Depuis la tentative du coup d’Etat du 15 juillet, la tendance s’accélère : le président vient d’instaurer l’état d’urgence pour une durée de trois mois. A la différence de la loi française, cela signifie que la Cour constitutionnelle ne peut plus intervenir durant cette période. Autrement dit, Erdogan possède désormais quasiment les pleins pouvoirs.

Après l’avoir mise au pas, le président semblait avoir fait la paix avec l’armée. Que s’est-il passé ?

Beaucoup de questions restent encore sans réponse. Pour Erdogan, la politique est synonyme de revanche et de vengeance. Ses opposants les plus radicaux ont désormais la même logique, y compris chez certains militaires : l’adversaire est un traître, un ennemi de l’intérieur qu’il faut combattre. Quitte, désormais, à faire couler le sang. Contrairement aux coups de force précédents (1960, 1971, 1980), cette tentative de putsch se caractérise par une brutalité extrême. La société turque est en train de se diviser profondément. Chaque sujet donne lieu à une importante polarisation, que ce soit la crise avec la Russie, la question des réfugiés syriens ou le conflit kurde. Le régime est devenu une sorte de bateau ivre. Les mécanismes de contrôle et d’équilibre, qui caractérisent les démocraties, mais aussi certains régimes autoritaires, ont disparu. On assiste à une désinstitutionalisation de l’Etat. La légitimité a été transférée des institutions en tant que telles à Erdogan, lequel se présente comme le sauveur. Une absolue allégeance à sa personne transforme l’Etat dans sa totalité. Ce dernier est pris en otage. Certains font le rapprochement avec la Chine des années 1966-1967, au début de la Révolution culturelle imposée par Mao Zedong, qui a laminé la bureaucratie.

Pourquoi a-t-il parlé de rétablir la peine de mort ?

La peine de mort a été abolie en 2004, dans le cadre des négociations d’entrée dans l’Union européenne. Mais Erdogan, lui, y a toujours été favorable. Après le coup d’Etat, il a expliqué à la télévision qu’il ne voyait pas pourquoi on devrait nourrir les criminels en prison. A ses yeux, une tentative de coup d’Etat le visant personnellement est le pire des crimes.

Pourquoi les gens le suivent-ils ?

Il existe un bloc hégémonique autour de l’AKP, constitué par une bourgeoisie puritaine d’origine provinciale qui a émergé il y a une vingtaine d’années en profitant des sommes faramineuses se rapportant aux marchés publics. Une partie de la population défavorisée le soutient aussi parce que ce parti l’a convaincue que la pauvreté n’était pas une question politique ni même sociale, mais de charité. Les réseaux municipaux ou proches du parti fonctionnent à plein. L’AKP bénéficie, enfin, des faveurs des Turcs sunnites, ultraconservateurs. Pour eux, Erdogan est le seul repère dans un monde qui perd les siens, et qui est menacé par les conséquences de la guerre en Syrie, avec les attentats meurtriers de Daech ou de la guérilla du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). L’allégeance des partisans est fondée sur la peur de l’instabilité économique et politique, que la Turquie a connue naguère. Résultat : la société est de plus en plus fragmentée. Les Kurdes votent désormais majoritairement pour le parti kurde, les Alévis (proches des chiites, quelque 20 % de la population) pour le Parti républicain du peuple (opposition) et les Turcs sunnites soit pour l’AKP, le seul parti qui leur permet de s’assumer comme couche dominante, soit pour l’ultraradical Parti d’action nationaliste. Cela ne peut qu’aggraver la polarisation.

Comment expliquez-vous l’obsession d’Erdogan à l’égard de l’imam Fethullah Gülen, âgé de 75 ans, exilé aux Etats-Unis depuis 1999 ?

Quand Erdogan a été nommé Premier ministre en 2002, il n’avait pas de cadres, ni intellectuels ni bureaucratiques. Gülen, qui avait fondé une communauté religieuse, laquelle allait prendre le nom de Hizmet ( » service « ,  » volontariat « ), était alors son allié, notamment contre le pouvoir de l’armée (NDLR : rétive aux islamistes, celle-ci s’est toujours présentée comme défendant les valeurs laïques héritées du fondateur de la Turquie moderne, Mustafa Kemal Atatürk). Présentes depuis la fin des années 1980, les écoles gülénistes ont formé des générations de fonctionnaires. Elles ont permis à Erdogan de s’emparer de l’Etat et de le faire fonctionner, il faut l’admettre, avec une certaine efficacité jusqu’en 2011, notamment dans la phase de rapprochement avec l’Europe. Sans le gülénisme, l' » erdoganisme  » n’aurait pas eu de cerveau. Or, ses partisans ont investi en masse les ministères de l’Intérieur, de la Justice et de l’Education. Ils avaient leur propre agenda, qui limitait la marge de manoeuvre du chef du gouvernement. Gülen, par exemple, était très prudent en matière de politique étrangère, s’opposant à tout aventurisme. Erdogan, lui, se voyait déjà leader du monde musulman. La rupture est consommée en décembre 2013, lorsque les procureurs liés à Gülen commencent à s’intéresser aux proches d’Erdogan dans des affaires de corruption. Ce conflit est d’autant plus violent qu’il est fratricide.

Cette communauté est-elle si puissante ?

S’il est vrai que les gülénistes sont très présents en 2013, ils ne le sont plus guère aujourd’hui. Le pouvoir a fermé leurs institutions parascolaires et saisi les organes de presse qui leur étaient favorables. Près de 15 000 fonctionnaires, soupçonnés d’appartenir au mouvement, ont été mutés ces dernières années. Certains procureurs ont dû quitter le pays. Il est possible que quelques-uns des généraux ayant participé au coup d’Etat soient proches de Gülen, bien que les relations de ce dernier avec les militaires n’aient jamais été bonnes. Mais je ne crois pas que ce soit la bonne clé de lecture pour comprendre ce qui s’est passé au sein des cadres de l’armée, encore très kémalistes.

Pourquoi les imams ont-ils appelé les fidèles à descendre dans la rue soutenir le président ?

En Turquie, près de 130 000 fonctionnaires religieux dépendent de l’Etat. Ils constituent un réseau de légitimation de son discours, insistant sur l’obligation de lui obéir. Leur rôle était le même à l’époque ottomane. Cependant, l’appel à la mobilisation est nouveau. Erdogan, qui se voit comme l’homme providentiel, ne se contente pas de vouloir contrôler l’appareil d’Etat. Dans son esprit, le chef doit fusionner avec la nation. D’où ces bains de foule, qui sont des démonstrations de force. Les religieux accompagnent cette démarche. Tandis que les écoles d’imams et de prédicateurs forment la nouvelle génération religieuse qu’Erdogan appelle de ses voeux.

Comment définiriez-vous aujourd’hui la nature du pouvoir personnel d’Erdogan ?

Erdogan, comme Gülen au demeurant, est le partisan de la synthèse dite turco-islamiste. Il définit la nation turque par l’islam. Dans le même temps, il imagine l’islam à partir de l’hégémonie turque. Cette dimension nationaliste s’accentue ces derniers temps. Les déconvenues en matière de politique étrangère sont interprétées comme la volonté de l’Occident d’empêcher les Turcs de remplir leur mission historique, qui consiste à unifier et protéger, voire à incarner l’islam… Les cercles très proches d’Erdogan vont jusqu’à dire que la Première Guerre mondiale, qui n’aurait pas été une guerre intra-européenne mais une guerre de l’Europe contre l’Empire ottoman, n’est pas terminée… Dans la paranoïa actuelle, les ennemis de l’intérieur rejoignent ceux de l’extérieur. Le ministre du Travail, Süleyman Soylu, a déclaré que les Etats-Unis étaient impliqués dans l’organisation du coup d’Etat raté.

La Turquie est-elle en train de tourner le dos définitivement à l’Europe ?

Oui. Les déclarations contre l’Union européenne sont innombrables. Dans la crise des réfugiés, Erdogan pense avoir les moyens de mener une politique de chantage : la Turquie accepte de les maintenir sur son territoire à condition que l’Union ne se mêle pas de ses affaires intérieures et des droits de l’homme. En 2015, la presse pro-AKP parlait d’inonder l’Europe de réfugiés. Je ne vois pas comment, dans les circonstances actuelles, surtout si le gouvernement rétablit la peine capitale, le Parlement européen pourrait ratifier l’accord permettant aux ressortissants turcs de voyager sans visa en Europe. A terme, la rupture, quels que soient les accords ponctuels qui peuvent être signés, me paraît irréversible.

PROPOS RECUEILLIS PAR ROMAIN ROSSO

 » Le régime est devenu une sorte de bateau ivre. Les mécanismes de contrôle et d’équilibre ont disparu  »

 » La légitimité a été transférée des institutions à Erdogan, lequel se présente comme le sauveur  »

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