La traque des marchands de mort

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

L’étau se resserre autour de Victor Bout, le célèbre trafiquant d’armes. Interpol le recherche et la Belgique a coincé l’un de ses associés, pilier du trafic de diamants. Révélations sur un réseau tentaculaire

La nouvelle a fait le tour du monde, de Bruxelles à Los Angeles en passant par Londres et les capitales d’Afrique centrale: Sanjivan Ruprah, supercaïd de la filière des « diamants de la guerre », est tombé. Il a été appréhendé en Belgique, en même temps que deux autres ressortissants étrangers suspectés d’appartenir à l’organisation criminelle dirigée par le plus célèbre des trafiquants d’armes, Victor Bout.

Kényan d’origine indienne, « Monsieur Sanji », comme il se fait appeler, est arrivé en janvier 2001 à Bruxelles, d’où il gérait ses « affaires » congolaises et autres. Un pied dans le trafic d’armes, un autre dans celui du diamant, il a fait fortune à l’occasion des guerres civiles qui ensanglantent l’Afrique, de la Sierra Leone à la région des Grands Lacs, violant les embargos de l’ONU. Cueilli au saut du lit, le 5 février à 5 heures du matin, il a été placé sous mandat d’arrêt par le juge d’instruction Thierry Freyne pour association de malfaiteurs et détention de faux passeport.

Ruprah résidait à Uccle. Il avait épousé la soeur, aujourd’hui décédée, d’Adolphe Onusumba, président du RCD-Goma, le mouvement rebelle congolais soutenu par le Rwanda. Selon un témoin qui l’a rencontré à plusieurs reprises, l’homme, âgé d’environ 35 ans, est discret et d’un abord sympathique. Il se déplaçait le plus souvent en compagnie de son beau-frère, le frère cadet d’Adolphe Onusumba, et ne sortait jamais sans ses deux GSM et son téléphone satellite. Ces derniers temps, il se consacrait surtout au négoce des diamants de Kisangani, où il aurait acquis un quasi-monopole commercial, grâce à ses protecteurs rwandais.

Le trafiquant projetait d’ailleurs de s’installer prochainement dans l’est du Congo. C’est le MI6 (services secrets britanniques) qui a localisé ce gros poisson, placé par le Conseil de sécurité des Nations unies sur la liste des criminels interdits de voyage. En outre, les services de renseignement belges surveillaient Ruprah depuis juillet 2001. Son arrestation survient alors qu’il était en relation d’affaires avec des diamantaires anversois. Détenteur d’un faux passeport britannique lors de son interpellation, il utilise aussi, constate un rapport publié le 26 octobre dernier par l’ONU (S/2001/1015), deux passeports diplomatiques délivrés par les autorités du Liberia, l’un au nom de Sanjivan Ruprah, l’autre à celui de Samir Nasr.

Il parvient ainsi à passer les frontières. De Bruxelles, il s’est rendu notamment à Abidjan (Côte d’Ivoire) et, plus d’une fois, à Washington. Il y aurait rencontré, ces derniers mois, des responsables du FBI, la police fédérale américaine. Au lendemain des attentats du 11 septembre, Ruprah, décidé à se ménager des appuis, se serait montré disposé à dévoiler les filières d’armement des talibans et du réseau Al Qaïda. Pourtant, dès janvier 2001, il est dénoncé publiquement par le Foreign Office, le ministère des Affaires étrangères britanniques. Devant la Chambre des communes, Peter Hain, vice-ministre chargé des Affaires africaines, le cloue au pilori: « Les actions de Sanjivan Ruprah sont aussi odieuses que celles de Victor Bout. Il s’occupe de diamants et livre des armes avec l’assistance de Bout. »

Coup de filet

La justice belge s’intéresse précisément aux liens qui unissent Ruprah et son vieil associé tadjik, recherché par Interpol. Mondialement connu pour son rôle central dans les trafics d’armes vers l’Afrique centrale et l’Afghanistan, Viktor Vasilevitch Butt, alias Victor Bout ou « Monsieur Victor », 35 ans lui aussi (mais il en paraît plus sur les photos, ce qui laisse un doute sur son âge réel), a longtemps utilisé comme base arrière l’aéroport d’Ostende, avant de quitter précipitamment la Belgique en juillet 1997. Plusieurs Belges font partie de son réseau, dont les Emirats arabes unis ont été, ces dernières années, la plaque tournante (voir Le Vif/L’Express du 2 mars 2001).

Depuis trois ans, la traque de ces marchands de mort s’est peu à peu organisée, surtout en Belgique. Elle a même pris un tour spectaculaire le 7 février dernier. En effet, dans le cadre de plusieurs affaires liées aux trafics d’armes et au blanchiment d’argent, le juge Freyne a ordonné, ce jour-là, une série impressionnante de perquisitions en région bruxelloise, mais aussi à Anvers, Ostende, Dilbeek, Westerlo, Grimbergen et Verviers. Cette opération a mobilisé près d’une centaine de policiers. Elle a abouti à la saisie de nombreux documents et à l’interpellation de plusieurs suspects, dont quelques diamantaires anversois, longuement interrogés.

Les amis belges

Outre Ruprah, deux autres membres du réseau Bout sont désormais sous les verrous, dont un certain Carlos Alberto La Plaine, associé portugais du trafiquant kényan. Lors de son arrestation, La Plaine, surnommé « Beto », aurait déclaré aux policiers belges qu’il était « consul », protégé par l’immunité diplomatique. En réalité, « Beto », né au Congo, collabore aux trafics de « Monsieur Victor » et de « Monsieur Sanji » en Afrique. Les enquêteurs de l’ONU ont découvert qu’il a participé à plusieurs vols suspects à destination de Monrovia (Liberia), voie d’approvisionnement en armes de la rébellion sierra-léonaise. Sur son formulaire d’immigration à l’aéroport d’Entebbe (Ouganda), où l’un des avions utilisés pour le trafic d’armes a été intercepté, il avait indiqué, comme profession, « diamantaire ».

Selon nos informations, le juge Freyne a également fait arrêter pour interrogatoire deux jeunes Belges, Olivier Piret et sa soeur Nathalie, libérés après quarante-huit heures. Ils ont été interpellés à Ostende, chez leurs parents. Leur père, un chirurgien réputé, ex-collègue du Dr Réginald Moreels, l’ancien secrétaire d’Etat CVP à la Coopération, a vécu autrefois au Rwanda avec son épouse. Olivier Piret, lui, confiait volontiers à ses amis qu’il était le « bras droit » de Victor Bout. En juillet 1997, quand Bout fuit le territoire belge, la justice s’intéressant d’un peu trop près à ses activités, le jeune Olivier aurait reçu les pleins pouvoirs pour vendre le domicile du trafiquant à Ostende, une luxueuse villa de 17,5 millions de francs (0,43 million d’euros). Grâce aux « relations » de son frère, Nathalie Piret est entrée à son tour dans le réseau Bout, d’abord en Afrique du Sud, puis au Rwanda, où elle s’est occupée d’une des sociétés du fameux marchand de guerre.

Affaire de blanchiment

Sanjivan Ruprah et Olivier Piret étaient donc sous surveillance policière belge depuis des mois. Point commun entre les deux hommes: leurs liens avec Victor Bout. A partir de 1997-1998, l’enquête s’est focalisée sur les circuits financiers complexes mis en place en Belgique par Bout ou ses associés présumés. D’après nos sources, une semaine après le départ précipité du trafiquant tadjik, Vladimir Koutchine, un Russe aujourd’hui décédé, débarque à Bruxelles avec, sur lui, 10 millions de francs belges en liquide. Il les investit dans Air Charter Center (ACC), une société gérée par un Belge, ancien agent en Belgique de la compagnie d’aviation angolaise TAAG. Ils ont en outre pour partenaire le patron d’une firme de Grimbergen, perquisitionnée le 7 février par la police. Chiffre d’affaires d’ACC en 1998: 700 millions de francs belges. Les enquêteurs belges suspectent un cas de blanchiment lié aux affaires de Bout et tentent de démêler l’écheveau des transactions douteuses.

Pendant ce temps, Victor Bout, basé dans les Emirats – d’abord à Sharjah puis, tout récemment, à Ajman -, mais aussi à Kigali, au Rwanda, développe ses juteux trafics. A la tête de la plus grande flotte d’avions-cargos de l’ancienne Union soviétique, il ravitaille en armes et munitions les rebelles d’Angola, de Sierra Leone et du Congo, contre des diamants ou des concessions minières. Selon le Sunday Times du week-end dernier, le MI6 enquête, depuis deux ans, sur les activités de l’ex-officier de l’armée russe, contrôlant ses mouvements d’armes et ses communications. Les services secrets britanniques auraient notamment empêché l’acquisition par Bout d’un hélicoptère d’assaut dans un pays de l’Est.

« Victor B. », comme l’appellent les limiers d’Interpol, fait désormais l’objet d’un mandat d’arrêt international. Il semble néanmoins insaisissable. Les services de renseignement et les enquêteurs de l’ONU surveillent et rencontrent même parfois certains de ses lieutenants, mais lui-même se défile. « Il m’a posé un lapin à Dubaï, raconte Johan Peleman, expert des Nations unies en trafics d’armes. Cela dit, ses combines sont très ingénieuses. Nous arrivons parfois à faire capoter l’un de ses projets ou à identifier l’une de ses sociétés, mais il a, bien sûr, toujours une longueur d’avance sur nous et ne cesse de retisser sa toile. » En revanche, Sanjivan Ruprah, lui, est à présent au chômage forcé. Au grand dam de son réseau rwando-congolais.

Olivier Rogeau

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