La Toile de David

De Tel-Aviv à Haïfa, la  » start-up nation « , à la pointe de l’innovation, attire désormais les investisseurs du monde entier. Séduits par un modèle qui a fait

Comme PrimeSense, spécialisée dans les capteurs 3D que vient de s’offrir Apple pour 350 millions de dollars, des milliers de petites sociétés israéliennes sont l’objet de convoitises et se vendent parfois à prix d’or – près de 1 milliard de dollars pour le GPS intelligent Waze, en juin dernier. Aujourd’hui, les investisseurs du monde entier ont les yeux rivés sur la  » nation start-up « , qui compte  » la plus grosse concentration d’entreprises high-tech en dehors de la Silicon Valley « , affirment Daniel Rouach et Edouard Cukierman, les auteurs d’Israël Valley. Le bouclier technologique de l’innovation. Un hub à l’échelle d’un pays, où tous les grands du secteur – IBM, Intel, HP, Microsoft, Apple, Facebook – se retrouvent pour profiter d’une fièvre créatrice unique.

A Tel-Aviv, le boulevard Rothschild n’est plus seulement réputé pour ses immeubles Bauhaus. C’est devenu le repaire de plus de 700 start-up – sur 1 000 entreprises high-tech – qui s’y sont concentrées malgré des loyers élevés.  » Nous sommes ici au coeur de l’écosystème « , s’enthousiasme Nissim Lehyani, 31 ans, créateur d’EasySocialShop, un concept de boutiques sur Facebook. Un phénomène que la municipalité exploite, s’autoproclamant  » la start-up city au sein de la start-up nation  » et créant des incubateurs comme la Library, où se côtoient une dizaine d’entrepreneurs en herbe.

Cette énergie entrepreneuriale se retrouve tout au long de la  » Silicon Wadi  » (en référence au célèbre site californien) : à Herzliya, Raanana, en passant par Jérusalem et Haïfa, des pôles technologiques spécialisés dans la sécurité, la médecine, la biotechnologie ou les médias croissent à vue d’oeil. Toute la jeunesse israélienne s’y adonne :  » Si, à 30 ans, vous n’avez pas encore créé votre start-up, c’est que vous avez un problème « , plaisante Yossi Dan, directeur de l’IE-Club de Tel-Aviv, qui réunit les PME innovantes.

Une telle frénésie n’est pas le fruit du hasard. Isolé au milieu d’un Proche-Orient hostile, Israël n’avait pas le choix.  » Notre seule matière première ? Elle est située entre notre oreille droite et notre oreille gauche « , ironise Dan Catarivas, directeur de l’Association des industriels. Si Israël est le pays du lait et du miel décrit dans la Bible, il n’est pas celui de l’eau et du pétrole. D’où ces efforts éperdus pour s’en sortir par l’innovation – l’arrosage au goutte-à-goutte a été inventé ici.  » Nous sommes devenus un pays technologique par pure nécessité « , affirme Daniel Hershkowitz, président de l’université Bar Ilan, à Tel-Aviv. La recherche, très dynamique, a toujours su nouer des liens étroits avec l’industrie.  » Ici, les deux mondes ne font qu’un « , assure Haim Rozenberg, de l’Institut Weizmann. L’université du Technion, née au début du siècle dernier, bien avant la création de l’Etat d’Israël, est le symbole de cette osmose. Lieu d’excellence, elle dispense depuis vingt-sept ans un cours d’entrepreneuriat à ses élèves ingénieurs : de 400 à 600 d’entre eux y assistent chaque année. Résultat : parmi les fondateurs des 6 000 start-up recensées en Israël, plus de 40 % sortent du Technion.

 » Pragmatiques et fonceurs  »

Nécessité d’innover… et de se protéger.  » Tsahal apparaît comme l’élément catalyseur de la R & D (recherche et développement) « , soulignent Daniel Rouach et Edouard Cukierman. L’armée a développé des techniques ultrasophistiquées en matière de sécurité. Pour les jeunes enrôlés, durant trois ans,  » c’est un training obligatoire aux technologies « , explique Paul-René Albertini, patron de l’accélérateur Start- upbootcamp Israel. Surtout si ces recrues passent par la fameuse unité d’élite 8200, le nec plus ultra du renseignement électronique. A leur sortie, beaucoup d’entre elles s’empressent de décliner ces savoir-faire militaires dans le monde civil, comme Gil Shwed, qui, à 25 ans, a créé Check Point, devenu un champion de la sécurité des systèmes d’information.

Autre rouage du  » bouclier technologique  » : l’Etat. Conscients de leur isolement géographique, les dirigeants du pays ont ouvert leur économie sur le monde.  » Le marché local est quasi inexistant, le régional nous est fermé. Il a fallu s’adapter « , souligne Jérémie Kletzkine. Au début des années 1990, le gouvernement installe un chief scientist au sein du ministère de l’Economie, pour encourager la recherche et le développement. Dans la foulée, il lance le programme Yozma : pendant cinq ans, pour chaque investissement privé, l’Etat abonde l’équivalent de la moitié du capital déjà réuni. Une initiative qui réussit à attirer en Israël tous les géants mondiaux du high-tech.

Ce dialogue permanent entre l’université, l’armée, l’Etat et l’industrie a créé des conditions idéales, mais il n’explique pas à lui seul la puissance d’Israël sur la scène technologique mondiale. C’est du côté des mentalités qu’il faut chercher les clés du succès. Ces jeunes  » pragmatiques et fonceurs « , selon Paul-René Albertini, disposent tous d’une sacrée dose de chutzpah, mot hébreu désignant un mélange d’audace et d’opiniâtreté.  » Ils ont tous l’ambition de devenir le prochain Facebook « , s’amuse Jérémie Berrebi, chargé de dénicher des pépites dans le pays pour le fonds d’investissement Kima Ventures.  » Vous voyez cet immeuble ?  » lance Nissim Lehyani, une bière à la main sur la terrasse au-dessus de son minuscule bureau.  » Dans cinq ans, nous occuperons les trois derniers étages.  » Un rêve partagé par toute une génération.  » Ce n’est pas de l’arrogance : nous sommes vraiment persuadés que c’est possible « , renchérit Benjamin Seror, vice-président de SimilarGroup, fournisseur de logiciels dans la relation clients. Et même si, pour l’instant, son équipe campe dans des locaux spartiates et travaille dans la cuisine, où les ordinateurs voisinent avec les tasses de café et les barres chocolatées, la devise affichée à la porte –  » Think bigger  » – donne le ton.

Peu importent les échecs,  » ultranombreux « , reconnaît Yossi Dan.  » C’est la contrepartie du risque. S’ils réussissent, tant mieux. Sinon, c’est bien aussi, parce qu’ils auront acquis de l’expérience « , estime Yossi Vardi, le gourou septuagénaire de la high-tech israélienne, créateur d’ICQ, revendu 400 millions de dollars à AOL en 1998. Aujourd’hui, cet inspirateur de jeunes talents avoue 22 succès… et 27 échecs. Impressionnant, avec sa chevelure argentée et sa voix puissante, il explique  » le paradigme de la mère juive qui, fière de son fils, booste son ego et minimise ses échecs « . Effet dopant garanti.  » Ici, on n’est pas considéré comme grillé parce qu’on a dû fermer sa boîte « , assure Jérémie Kletzkine. On ne compte pas les exemples de redressements spectaculaires : Avishai Abrahami, le fondateur de Wix, créateur de sites Internet pour 190 pays, a commencé par couler trois start-up. Aujourd’hui, son entreprise vient de rentrer au Nasdaq : elle vaut 650 millions d’euros !

Les Chinois arrivent en masse

De telles success-stories bercent tous les nouveaux héros de la société israélienne, qui n’ont plus qu’un mot à la bouche : exit. Autrement dit, la vente à prix d’or de leur entreprise. Ils y croient dur comme fer.  » Même dans les start-up où ne travaillent que des Israéliens, on s’envoie des mails en anglais. Au cas où un géant américain rachèterait « , rigole Jérémie Berrebi. Cette année, une vague de cessions – Waze à Google, Onavo à Facebook ou encore PrimeSense à Apple – a électrisé le milieu high-tech local.

Les Américains ne sont plus les seuls à se tourner vers la Silicon Wadi. Depuis la crise de 2008, les Chinois arrivent en masse sur la terre promise du capital-risque. Ils viennent de placer 75 millions d’euros dans Catalyst, un des plus grands fonds d’investissement israéliens, et ont versé 120 millions d’euros au Technion, à charge pour la prestigieuse université de créer une petite soeur dans l’empire du Milieu.

Mais chez les Israéliens, exit ne veut pas dire renoncement. Pas question pour ces jeunes millionnaires de paresser sous les cocotiers. La plupart d’entre eux réinvestissent et deviennent des  » serial entrepreneurs « . Prenez David Allouch. A 41 ans, cet ancien hacker français, arrivé à l’âge de 18 ans en Israël, est un génie de l’informatique qui a créé de nombreuses start-up, dont l’une, spécialisée dans la haute sécurité, a eu pour client Tsahal.  » Je travaille jour et nuit pendant deux ans pour lancer mon entreprise. Lorsque, au bout de quatre à cinq ans, elle vaut entre 35 et 100 millions de dollars, je la revends et je recommence « , raconte-t-il. Aujourd’hui, son nouveau bébé s’appelle GreenTeam et prend son envol. Avant d’être cédé à son tour.

Ces ventes rapides, si elles récompensent le travail et l’imagination, ne présentent pas que des avantages.  » Il y a cinq ans, nous nous demandions pourquoi il n’existait pas un Nokia chez nous « , raconte Moshe Zviran, professeur à l’université de Tel-Aviv. La raison de cette étrange anomalie dans le pays inventeur de la clé USB, des avions sans pilote et de la messagerie instantanée ? Eh bien, justement, l’esprit start-up qui, selon Assaf Sayada, consultant spécialisé,  » touche tous les secteurs de la société « .

Le roi du GPS dédaigne Palo Alto

 » Les Israéliens cherchent à gagner de l’argent le plus rapidement possible. Ils vivent trop dans le court terme « , regrette-t-il.  » Vous me voyez en costume-cravate présidant un conseil d’administration ? Je m’ennuierais à mourir « , s’exclame David Allouch, adepte du jean usé et de la barbe de trois jours. Surtout, analyse Assaf Sayada,  » ces créateurs d’entreprise possèdent un niveau technologique élevé, mais le marketing et la gestion des affaires sont leurs gros points faibles « .

Depuis un ou deux ans cependant, beaucoup d’entreprises se vendent plus tardivement.  » Nous avons changé de dimension, avec des transactions à 400, 500 millions, voire à 1 milliard de dollars « , affirme Salomon Mizrahi, professeur à l’ESCP et au Technion.  » Il existe une nouvelle race d’entrepreneurs qui ne cherchent pas à « sortir » à tout prix « , assure-t-il. Comme Waze, qui avait écarté l’offre de Facebook, jugée trop basse. Autre signe d’évolution, le roi du GPS a refusé d’être déménagé à Palo Alto, en Californie, l’espoir, il y a peu, de toute une génération.  » Ils ont bien fait « , affirme Gil Friedlander, cofondateur de Tawkon, une application pour prévenir les radiations des téléphones mobiles :  » Les start-up doivent vivre au milieu des leurs, dans un environnement hautement technologique.  » eBay l’a bien compris. L’américain a fait de Tel-Aviv son centre d’excellence en R & D. Le directeur de la filiale israélienne, Ron Gura, 29 ans, fut d’abord le fondateur de The Gifts Project, une plate-forme d’e-commerce consacrée aux cadeaux, à laquelle eBay s’est intéressé comme client avant de la racheter.  » Ici, en ayant accès à l’écosystème, nous pouvons aller vite et travailler mieux en équipe « , affirme-t-il.

L’optimisme ambiant ferait presque oublier que le secteur ne représente que 10 % des emplois. Le reste de l’économie est moins flambant : les services dominent et toute une population d’ultraorthodoxes et d’Arabes israéliens reste exclue de la croissance. Or, prévient Daniel Rouach,  » ces fissures fragilisent le bouclier technologique « .

En attendant que le miracle de la high-tech ait davantage de retombées sur l’ensemble du pays, les champions des exit redistribuent – un peu – leur (bonne) fortune, via Tmura. L’organisme à but non lucratif a demandé à 250 sociétés prometteuses de lui offrir des parts de leur capital, à valoriser en cas de cession. Cette riche idée rapporte : rien qu’avec la vente de Waze, Tmura a récolté 1,5 million de dollars. Un pactole utilisé pour aider les enfants défavorisés à surmonter la fracture numérique. Et qui sait, un jour, à créer leur propre start-up.

Par Corinne Scemama

 » Notre seule matière première ? Elle est située entre notre oreille droite et notre oreille gauche « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire