La terre promise

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Les 47 salariés de la faïencerie Royal Boch décomptent les jours. L’arrivée d’un repreneur garantirait leur avenir et celui de métiers rares. En attendant, la poussière s’accumule sur les boîtes à sel…

Elle dit :  » Quand on travaille ici, on est tout blanc. Tout est sale, dans ce bâtiment. Tout est laid et le travail est dur. Quand je suis entrée dans l’usine pour la première fois, il y a trente et un ans, j’ai pensé que je n’y resterais pas. Comme tout le monde. Et puis on reste. A la longue, j’ai aimé ce travail. « 

Evelyne marche lentement entre les étagères ancestrales sur lesquelles s’entassent des centaines de théières, d’assiettes, de vases. Régulièrement, elle frotte sa veste. En vain. Entre les murs de la faïencerie Royal Boch, on s’incline vite devant la poussière blanche. C’est comme si la terre de Limoges, dont sont faites toutes les pièces, neigeait toute l’année à l’intérieur, en minuscules flocons. Et paralysait le temps. L’usine, fichée non loin du centre de La Louvière, n’a pas d’âge. Ou plutôt, elle n’en a plus, même si elle a officiellement vu le jour en 1841.

Elle en a vu défiler, depuis lors, des trieuses de  » biscuits  » – le nom que porte l’objet en terre après une première cuisson -, des raffineuses, des couleuses d’anses, des épongeuses, des moleurs, des garnisseurs, des décasteurs et encasteurs, des décorateurs, des émailleuses et des emballeuses. Tous ces petits métiers qui permettent qu’en bout de course, après des heures de travail et de passages dans les fours, une tasse, une louche, une salière voie le jour. Aux plus beaux jours de son histoire, Royal Boch a occupé jusqu’à 1 400 personnes.  » Quand je vois quelqu’un boire une tasse de café, je ne peux plus m’empêcher de penser au temps et au nombre de petites mains qu’il a fallu pour en arriver là « , soupire Evelyne.

Derrière la porte qui grince et s’ouvre sur le gigantesque hall, une affiche hurle et pleure sur un mur :  » Usine et ouvriers à vendre « . Depuis des mois, plus aucune pièce ne sort de ces chaînes. Les pinceaux des décoratrices sont secs. La terre, rangée en piles, devient de jour en jour plus dure. Seuls les moulins tournent toujours, qui brassent une partie de la terre, histoire de ne pas la perdre, et de l’empêcher de boucher les canalisations.

Le personnel, en chômage technique depuis des mois, a décidé d’occuper l’usine dès que la faillite a été prononcée, à la mi-février. Dans le réfectoire enfumé où se retrouvent les travailleurs, cela sent l’amertume et la colère. Un peu le désespoir, aussi. C’est la quatrième fois que Royal Boch est déclarée en faillite. Et, sur les listes où les volontaires s’inscrivent pour assurer une présence en permanence dans l’usine, il y a de moins en moins de noms.

Ils sont 47, dont quatre, seulement, ont moins de 25 ans. Les autres affichent une ancienneté et une expérience qui forcent le respect. Certains occupent des postes qu’ils sont seuls à pouvoir assurer, comme celui-ci qui façonne entièrement à la main les pièces particulières, qui rendraient folle la plus perfectionnée des machines. Ou celui-là, responsable des moules à partir desquels les pièces sont fabriquées : sur son établi, un vague plan griffonné au crayon, des anses diverses, un morceau de patte de lionceau. Recollé sur le moule d’origine, il donnera l’impression rassurante que le temps ne brise jamais rien.

Les moules, on les garde tous, ici. Il faut voir les centaines de mètres carrés qu’ils occupent, sous leurs dehors divers : des taupes, des atomiums, des saladiers, des assiettes à n’en plus finir, des coquetiers… Sur chaque pile, un papier jauni est posé, avec le nom de la collection.  » Comme ça, si un client revient chez nous, même des années après avoir acheté telle ou telle pièce, on peut lui venir en aide. Du moins, si on existe encore… « 

Le bâtiment, lui, n’existe plus qu’à peine. Certaines portes sont barricadées, tant il serait dangereux de s’aventurer au-delà. D’improbables escaliers mènent vers des étages où les plafonds s’écroulent. Des fenêtres y claquent, béantes, tandis que des pigeons, ravis d’être au chaud, se promènent entre les palettes de moules. Le souffle du xxie siècle est-il parvenu jusqu’ici ?

Si vides que soient désormais ces vastes halls, on les dirait habités. Des cendriers encore remplis prouvent que l’on ne s’arrête pas de travailler, ici, pour griller une cigarette. La terre n’attend pas. Sur un mur, au milieu d’outils inimaginables, des couvercles de boîtes de camembert sont épinglés, en collection, et, plus loin, des photos des membres de la famille royale. La princesse Mathilde sait-elle que des ouvriers la regardent dans les yeux, tous les jours, depuis des années ? Il y a de la place, entre ces murs lépreux, pour ces passions-là aussi.

Dans la boutique de la faïencerie, les petits plats se vendent cyniquement comme des petits pains. La peur de voir l’usine fermer ses portes pour toujours pousse les amateurs et les nostalgiques à venir faire leurs emplettes. On ne sait jamais. Les ouvriers les suivent des yeux, mi-goguenards, mi-reconnaissants. Mais droits dans leurs bottes et sûrs de leurs doigts d’or, eux, les fournisseurs de la Cour…

Laurence van Ruymbeke

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