La stratégie cachée de la N-VA

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Les succès électoraux de la N-VA et ses lendemains roses dans les sondages mettent le parti sous pression. Les incidents se multiplient, les camps se déchirent, l’omniprésence médiatique doit être gérée. Pour les nationalistes, il reste un an pour un quitte ou double. Objectif ? Devenir incontournables.

La formation de Bart De Wever est sous tension. Aux abois. Première en Flandre, créditée dans les sondages de scores se situant entre 32 % et 39 %, la N-VA sait que la  » mère de toutes les élections « , le multi-scrutin fédéral, régional et européen du 25 mai 2014, pourrait être  » le  » moment décisif pour accomplir ses rêves d’autonomie et de mainmise sur la Flandre. Pour elle, l’année à venir, c’est tout ou rien. Elle multiplie dès lors les sorties médiatiques mais aussi les couacs qui pourraient lui coûter cher et altérer son image de parti refuge pour tous les mécontents de Flandre. Avec le risque qu’éclatent au grand jour les dissensions idéologiques qui commencent à la miner de l’intérieur entre indépendantistes purs et durs, conservateurs économiques et radicaux issus de la mouvance du Vlaams Belang. Un quitte ou double.

La multiplication des tensions internes

Le dernier incident en date, qui a secoué la Flandre, c’est la volonté du bourgmestre N-VA de Boom, Jeroen Baert, d’interdire tous les signes religieux au sein du conseil communal. Une manière à peine dissimulée de refuser concrètement le voile porté par une conseillère de l’opposition, Nihad Taouil. La décision, qui a provoqué un tollé en Flandre, a été rapidement dénoncée par le top du parti. Geert Bourgeois, ministre flamand des Affaires intérieures et de l’Intégration, s’y oppose, même s’il renvoie la patate chaude au gouverneur de la Province, appelé à trancher en première ligne de sa légalité.  » Un responsable politique, c’est autre chose qu’un fonctionnaire qui représente l’autorité, argumente-t-il. Il ou elle est précisément élu(e) en fonction de ses convictions politiques.  »  » Cette interdiction touche le coeur de la démocratie, surenchérit Siegfried Bracke, l’ancien journaliste de la VRT devenu un ténor des nationalistes. C’est un faux pas absolu.  »

Aux yeux de Carl Devos, politologue à l’université de Gand et fin connaisseur de la formation politique, cela porte bien  » préjudice  » à la N-VA.  » Sans en exagérer la portée, prolonge-t-il. La direction du parti a réagi rapidement et clairement pour dire qu’elle ne soutenait pas cette décision. A Boom, celle-ci a en outre été soutenue par toute la coalition, CD&V et Open VLD inclus. Mais cette affaire est révélatrice des difficultés grandissantes qu’ont les nationalistes à gérer leur statut de numero uno.  »

Déjà présente au gouvernement flamand depuis 2009, la N-VA a décroché, suite aux élections communales de 2012, pas moins de 54 postes de bourgmestre. Elle est représentée dans près de 160 majorités communales, soit une sur deux en Flandre. Avec un personnel politique parfois inexpérimenté et aux sensibilités idéologiques souvent différentes.

A Alost, le bourgmestre N-VA Christoph D’Haese met en place une politique visant à réduire la tache d’huile francophone et à contrôler les flux migratoires venant de Bruxelles. Résultat ? Une note politique très symbolique prévoyant le remplacement des plaques de rue pour mettre en évidence le lion flamand ou la suppression du drapeau belge et des portraits royaux des administrations publiques, le tout mis en oeuvre par un échevin des Affaires flamandes N-VA issu du Vlaams Belang, Karim Van Overmeire. Sans oublier l’annonce d’un guichet unique pour les étrangers où un policier serait présent en permanence.

 » Tous les regards se tournent vers la N-VA, qui avait fait campagne sur la force du changement, souligne Carl Devos. Après cent jours au pouvoir, les nouveaux bourgmestres se rendent compte qu’il n’est pas facile à imprimer, d’autant que les marges budgétaires sont limitées. Certains tentent dès lors des mesures radicales pour montrer qu’ils peuvent faire la différence. C’est un parti très jeune, qui a grandi rapidement, et qui pèche par défaut de précipitation.  »

Même Bart De Wever, son leader absolu, n’est pas à l’abri des couacs dommageables. Il avait choqué bien des esprits, y compris flamands, en marchant triomphalement sur la maison communale d’Anvers au lendemain de sa victoire et en affirmant que la ville n’appartenait plus à tout le monde. Il a interloqué en affirmant qu’il ne voulait pas de tee-shirts à l’emblème de l’arc-en-ciel gay derrière les guichets communaux. Avec sa fidèle confidente Liesbeth Homans, présidente du CPAS, il s’est pris les pieds dans le tapis en annonçant deux mesures tranchantes qui ont suscité une levée de boucliers : l’augmentation des frais d’inscription pour les étrangers et l’aide médicale conditionnelle aux illégaux.

La rançon du succès pour le parti, c’est aussi une difficulté croissante à parler d’une seule voix, à maintenir une ligne claire.  » Il y a de moins en moins de concertation depuis les élections communales, dit Carl Devos. Tout simplement parce que ces mandataires… ont beaucoup de travail au niveau local. Et que Bart De Wever lui-même est plus absent aussi depuis son élection à Anvers.  »

La bombe de Geert Bourgeois

Au sommet du parti, il y a d’ailleurs des boulons à resserrer. Geert Bourgeois, l’un des pères fondateurs de la N-VA, a semé le trouble à la mi-mars en accordant une interview détonante au Standaard. Il se déclarait ni plus ni moins candidat à la ministre-présidence du gouvernement régional tout en donnant sa vision de l’avenir de l’Etat :  » Tout, absolument tout  » doit être transféré au niveau flamand. A plusieurs sources, on confirme que cette sortie n’était pas du tout préméditée avec le QG du parti. Le lendemain, Bart De Wever remettait les pendules à l’heure : il est prématuré de répartir les postes, et le parti souhaite  » une évolution, pas une révolution  » dans la réforme de l’Etat.

 » C’était un entretien important, sans doute plus à usage interne qu’externe, décode Carl Devos. Le founding father voulait se repositionner face aux figures montantes que sont Ben Weyts, Jan Jambon, Peter Dedecker ou Theo Francken. Mais surtout, Bourgeois est un radical communautaire, il s’inquiétait du risque que le confédéralisme soit rejeté à l’arrière-plan. Bart De Wever ne parle pratiquement plus jamais de réforme de l’Etat. La N-VA s’en prend à l’ACW (NDLR : le pendant flamand du MOC), parle de fiscalité, se situe au centre-droit de l’échiquier politique, c’est devenu un parti libéral qui parle très peu de communautaire parce qu’il sait que c’est risqué. Geert Bourgeois voulait rappeler l’essence même du programme nationaliste. Au sein de la N-VA, on est gêné par ces divergences, je l’entends au plus haut niveau. Parce que jusqu’ici, elle était considérée comme le parti de la clarté, du parler vrai, face à la politique politicienne vague, abstraite.  »

Depuis, la N-VA se replie sur le leitmotiv du  » changement « . L’organisation d’un congrès visant à… préciser sa définition du confédéralisme est annoncée pour début 2014.  » Le plus grand danger de la N-VA, c’est elle-même, insiste Carl Devos. Elle est forte, mais surtout en raison de la faiblesse des autres. C’est pour cela qu’elle recueille tous les mécontents de Flandre. Quelqu’un d’important au sein du parti m’a dit un jour : en réalité, la N-VA ne doit rien faire, simplement attendre, tout ce qui se passe joue en sa faveur. C’est en partie vrai. La N-VA est le numéro un du feeling politique, de la rhétorique, du discours, de l’émotion qui vient des tripes. Mais quand on demande à ses responsables quelles sont leurs propositions, ils répondent facilement « The duty of the opposition is to oppose » ou « Vous voulez faire du N-VA bashing ». Ils sont doués pour se poser en alternative contre le système, mais je doute qu’ils puissent maintenir ce cap jusqu’en 2014.  »

L’électorat est extrêmement volatil

Selon Marc Swyngedouw, sociologue à la KUL, la fébrilité actuelle du parti s’explique par ses excellents résultats électoraux de 2010 qu’il a étudiés en détail.  » Son problème, c’est qu’il dispose d’un noyau dur d’électeurs fidèles venant de l’ancienne Volksunie, qui défendent une ligne régionaliste très dure, explique-t-il. En 2010, ce parti a en outre attiré tous les mécontents. Depuis, il doit gérer cet électorat à double facette.  » L’illustration de ce grand écart ? 30 % de ceux qui avaient voté pour la N-VA en 2007 considèrent la question flamande comme prioritaire. Parmi ceux qui ont voté pour la première fois pour elle en 2010, ce pourcentage descend sous les 19 %. Pour eux, c’est le changement politique qui est important, à raison de 34 %.  » Le changement, cela signifie tout et son contraire, commente Marc Swyngedouw. C’est un phénomène similaire à celui de l’électorat du Vlaams Belang en 2004.  »

 » C’est aussi un électorat très volatil, prolonge-t-il. Ce nouveau groupe d’électeurs peut changer de parti très rapidement. La N-VA doit donc donner des gages à ses fidèles, tout en prouvant à ses nouveaux électeurs qu’elle peut oeuvrer au changement. C’est pour cela qu’à Anvers, Bart De Wever et Liesbeth Homans multiplient les initiatives. Et ils se rendent compte que ce n’est pas facile.  »

Le défi pour rester au sommet des prévisions des sondages n’est pas mince, analyse-t-il.  » Plus la N-VA clarifiera sa vision du changement, plus elle risquera de perdre ces électeurs volatils. C’est un exercice d’équilibriste.  »

Un autre pan de l’enquête de Marc Swyngedouw mesure l’enjeu pour le parti : en 2010, la proportion de nouveaux électeurs qui se sont décidés à voter N-VA le jour même de l’élection était de 19,45 %.  » Un électeur sur cinq, c’est énorme !, souligne Marc Swyngedouw. A titre de comparaison, parmi les électeurs qui avaient déjà voté pour la N-VA en 2007, seuls 6 % se sont décidés au dernier moment. 20 %, c’est un niveau qu’ils devront à nouveau atteindre en 2014.  » Un seuil d’autant moins évident que près de 25 % de ceux qui ont voté N-VA pour la première fois en 2010 affirmaient également qu’ils auraient tout aussi bien pu voter pour un autre parti.

La N-VA est le parti d’un homme : Bart De Wever. En 2010, 27,29 % des électeurs  » fidèles  » disent avoir voté pour la N-VA en raison de sa personnalité, au même titre que 25,76 % des nouveaux électeurs.  » Maintenant qu’il est devenu bourgmestre, on le voit moins et d’autres personnalités apparaissent sur le devant de la scène. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que la clarté n’est pas toujours présente.  »

Pour le sociologue de la KUL, il semble d’ores et déjà évident que la N-VA restera le premier parti de Flandre au lendemain du scrutin de 2014.  » L’écart avec le deuxième parti, le CD&V, était à ce point important en 2010 qu’il sera sans doute impossible à combler. Mais je ne suis pas certain que la N-VA réussira un aussi bon résultat qu’en 2010. Une grande partie de l’électorat est réticente à l’indépendance de la Flandre. Si elle se rend compte que c’est l’objectif réel derrière la notion floue de confédéralisme, elle pourrait prendre peur. De même, le débat prématuré au niveau de la répartition des postes pourrait ternir son image de marque. Geert Bourgeois qui se pose en candidat ministre-président pour la Flandre, ce n’est pas rien ! Les électeurs risquent de considérer que la N-VA est un parti comme les autres.  »

Une stratégie qui dépend du Belang

Dans son interview controversée, Geert Bourgeois fixait aussi le niveau, ambitieux, auquel la N-VA aspire en 2014 : 40 % des voix en Flandre. Pour être incontournable et peser sur l’avenir du pays. Bart Maddens, politologue à la KUL, ouvertement militant du mouvement flamand, estime que son analyse est  » tout à fait correcte « .  » Si la N-VA ne devient pas incontournable au parlement flamand, on fera tout pour gouverner sans elle, appuie-t-il. Quelque chose de crucial a changé en Flandre au mois de janvier. Avant cela, on spéculait sur le retour d’un axe N-VA/CD&V après 2014. On parlait même d’un deal entre Kris Peeters et Bart De Wever, le premier devenant ministre-président, le second restant bourgmestre d’Anvers. Mais soudain, le CD&V a signalé qu’il n’était plus demandeur d’une réforme de l’Etat. Cela a été un virage majeur. Depuis lors, on sent qu’il y a davantage de polarisation entre la N-VA et les autres. On cherche à la diaboliser, on la présente comme un parti extrémiste, qui générerait le chaos. Les attaques virulentes de la N-VA contre l’ACW ont évidemment joué un rôle important.  »

Le politologue a sorti sa calculette pour déterminer le niveau exact auquel la N-VA deviendrait effectivement incontournable.  » Il y a 124 sièges au parlement flamand. Il faut donc 63 sièges pour une majorité. Et 62 sièges pour bloquer une autre majorité. Si l’on tient compte du fait qu’aucun parti ne veut collaborer avec le représentant de l’Union des francophones, la N-VA doit donc obtenir au moins 61 sièges avec le Vlaams Belang pour être incontournable. Cela représente au moins 47 % des voix pour les deux ensemble. Si on compare cela avec les provinciales, où la N-VA avait réalisé un score de 28,5 %, cela signifie qu’elle doit réaliser une progression de 10 % pour atteindre plus de 38,5 % en espérant que le Vlaams Belang reste à son niveau. C’est énorme, d’autant que ce transfert de voix ne doit pas venir du Belang mais bien des autres partis, surtout le CD&V et l’Open VLD. Pour y arriver, le parti doit mener une politique du centre. Tout en veillant à ce que les radicaux communautaires et les anciens du Vlaams Belang restent à bord.  »

Que se passera-t-il si elle décroche ce pourcentage tant espéré ?  » La N-VA se retrouverait dans une position de négociation très forte. Aucun gouvernement flamand ne pourrait être formé sans elle, elle pourrait donc poser ses exigences comme le fait de réclamer effectivement une nouvelle réforme de l’Etat ou de bloquer le fédéral via des conflits d’intérêts ou des vetos au Comité de concertation. La mauvaise nouvelle, c’est qu’elle se trouverait confrontée à un dilemme stratégique. Certains pourraient être tentés de gouverner avec le Vlaams Belang ou de former un gouvernement minoritaire soutenu de l’extérieur par le Belang. Cela irait à l’encontre de ce que les dirigeants de la N-VA ont toujours dit et de sa stratégie centriste actuelle. Mais s’ils obtiennent ensemble 63 sièges au parlement flamand, la N-VA et le Vlaams Belang pourraient voter une déclaration de souveraineté comme ce fut le cas en Catalogne. Dans un tel cas, l’aile radicale de la N-VA fera une pression énorme en considérant que c’est le moment où jamais de déclarer l’indépendance flamande.  »

En attendant, le parti met le cap sur le confédéralisme.  » Dans le sens scientifique du terme, c’est une conférence internationale de gouvernements souverains, dit Bart Maddens. Il n’y aurait plus d’élections fédérales, elles auraient lieu au niveau des Communautés, c’est là que se formeraient les gouvernements. La Chambre serait replacée par un Parlement composé de parlementaires des deux Communautés. C’est le système qui correspondrait le mieux à notre situation. La seule raison essentielle de collaborer pour les deux Communautés, c’est Bruxelles. Je suis favorable à une forme de cogestion qui permettrait aussi de répondre aux besoins financiers de la Ville. Politiquement, je m’attends à ce que le congrès de la N-VA fasse un grand pas dans cette direction.  »

Entre la nécessité fébrile de concrétiser le changement là où elle est au pouvoir et le rêve d’indépendance du noyau dur du parti, la N-VA s’écartèle à un an d’un scrutin qui s’apparente à l’épreuve de vérité. Qui pourrait la voir triompher. Ou imploser sous une pression devenue trop forte.

OLIVIER MOUTON

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