Jean-Marie Guéhenno: « Ce conflit bénéficie à la Chine parce que la Russie sera encore plus dépendante d’elle »
L’invasion de l’Ukraine ne ravit pas la Chine dont l’économie dépend tant du commerce mondial. Elle complique la politique étrangère des Etats-Unis orientée vers l’Asie. L’ancien secrétaire général adjoint de l’ONU, Jean-Marie Guéhenno, dresse les contours du nouvel ordre mondial qui émergera de la guerre.
Jean-Marie Guéhenno a occupé le poste de secrétaire général adjoint de l’ONU en charge des opérations de maintien de la paix de 2000 à 2008. Il est l’auteur de l’ouvrage Le Premier XXIe Siècle. De la globalisation à l’émiettement du monde (Flammarion, 2021). Quel bouleversement dans l’ordre du monde provoquera l’invasion de l’Ukraine par la Russie? Tentative de réponse.
Vladimir Poutine a-t-il ruiné toute l’architecture de sécurité européenne consacrée par l’Acte final d’Helsinki en 1975 qui, sous l’égide de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, devait mettre un terme à la guerre froide entre Union soviétique et Etats occidentaux?
On assiste à une violation de la Charte des Nations unies et des textes qui ont organisé l’ordre européen. Le principe fondamental selon lequel on ne change pas les frontières par la force était affirmé dans l’ Acte final d’Helsinki, signé en pleine guerre froide. Or, c’est ce que Vladimir Poutine est en train de faire, même si l’Ukraine continuera peut-être à exister mais, dans son esprit, comme un Etat complètement dominé par la Russie. Il y a d’ailleurs une contradiction profonde entre deux revendications de Poutine. Les projets de traités qu’il a présentés en décembre 2021 comportaient des éléments sur lesquels une discussion était possible. Il s’agissait de concilier la question de l’indivisibilité de la sécurité, comme on le dit dans le jargon des diplomates, avec la liberté de chaque pays d’être candidat aux alliances de son choix. Mais pour qu’une discussion sur l’architecture de sécurité européenne s’engage, il fallait commencer par accepter le principe fondamental qu’aucun Etat ne doit être menacé dans sa sécurité et que les Etats sont les piliers de cette sécurité. Il a détruit ce principe avec l’attaque massive contre l’Ukraine. Les positions sont irréconciliables.
Avec une sorte de rage, l’armée russe est en train de transformer les villes ukrainiennes en villes de Syrie. »
Jean-Marie Guéhenno, ancien secrétaire général adjoint de l’ONU.
Cela signifie-t-il que la Russie sera désormais considérée comme un ennemi et plus comme un partenaire potentiel par les Etats européens?
Un adversaire, pas encore un ennemi. Nous ne sommes pas en guerre avec la Russie mais nous avons une vision fondamentalement différente de celle de Vladimir Poutine. Sur cette base, je ne vois pas comment forger des compromis. Dans le même temps, nous ne voulons pas provoquer une escalade qui conduirait à un affrontement direct entre l’Otan et la Russie. Il faut donc continuer de tenter de convaincre la Russie que l’on ne change pas la situation européenne par des actions militaires. Il est cependant difficile d’imaginer aujourd’hui que nous allons y parvenir. Les sanctions économiques prises contre la Russie sont sans précédent. Mais elles ne peuvent pas la dissuader. Si on est optimiste mais, à vrai dire, je ne le suis pas trop, on peut penser que la seule branche d’olivier qui pourrait être tendue à Vladimir Poutine serait que certaines de ces sanctions soient levées s’il retirait ses troupes d’Ukraine. Tout montre qu’il n’est pas prêt à cela et qu’il veut la capitulation de l’Ukraine.
Dans l’entourage de Vladimir Poutine, peut-il y avoir des personnes plus sensibles aux sanctions qui pourraient infléchir sa position?
Les images extraordinaires des réunions qu’il tient avec ses collaborateurs le confirment. Ce conflit est, d’une certaine manière, la première guerre du Covid. La logique de l’isolement lié à l’exercice du pouvoir – plus le pouvoir est grand, plus il isole – est augmentée par l’isolement physique dû au Covid. Avec, comme conséquence, l’absence de conversations informelles qui permettent de faire passer des messages autrement que dans une réunion avec un ordre du jour établi. Ce que l’on sait des gens qui l’entourent est qu’il s’agit, pour beaucoup, d’ultranationalistes qui ont une vision du monde assez éloignée de la réalité. C’est une des explications de cette attaque massive sur l’Ukraine. Je ne croyais pas à une attaque limitée, me disant que c’était toute l’Ukraine qui intéressait Vladimir Poutine. Mais je n’arrivais pas à imaginer comment il gérerait le jour d’après s’il lançait une attaque d’ampleur. Je ne le conçois toujours pas, d’ailleurs. Une erreur d’analyse fondamentale a été commise sur la perception des Ukrainiens. Dans l’esprit des Russes, intimider l’Ukraine devait suffire pour faire tomber Volodymyr Zelensky en quelques jours. Ce n’est pas le cas. Donc, avec une sorte de rage, l’armée russe est en train de transformer les villes ukrainiennes en villes de Syrie. Cela sera aussi affreux.
La Russie est-elle isolée? Dans le vote de l’Assemblée générale de l’ONU, le 2 mars, sur une résolution exigeant le retrait des troupes russes, que faut-il retenir, les quatre pays seulement qui ont soutenu Moscou ou les trente-cinq qui se sont abstenus?
L’abstention de la Chine est significative. Beaucoup pensaient que la Chine voterait contre la résolution aux côtés de la Russie. Son abstention est donc significative et montre une marque de distance. Ce conflit bénéficie à la Chine parce que la Russie sera encore plus dépendante d’elle, ce qui ne fera pas plaisir à l’establishment russe. Mais la Chine aime un monde prévisible. L’ opération russe, qui l’a prise par surprise, comme tout le monde, ne l’enchante pas. La leçon qu’elle en tire par rapport à la question de Taiwan incline plutôt à la prudence parce que les conséquences ne sont pas bonnes pour l’économie chinoise, très intégrée dans l’économie mondiale. Cela doit faire réfléchir ses dirigeants. La Chine va maintenir une position d’ambiguïté stratégique sur ce dossier. L’Inde, de son côté, est coincée parce qu’une grande partie de son armement provient de Russie. Moscou n’est pas complètement isolé. Néanmoins, quand on observe le parallèle que l’ambassadeur du Kenya au Conseil de sécurité a fait entre les frontières issues de la décolonisation en Afrique et celles issues de l’empire soviétique, on voit bien que l’intégrité territoriale est un principe auquel tiennent beaucoup d’Etats. La violation par la Russie de la souveraineté de l’Ukraine les inquiète au même titre que les actions de l’Occident au Kosovo ou en Irak. La brutalité de cette action et l’absence de raisons pour l’expliquer, contrairement à ce qui s’était passé au Kosovo ou en Irak, ajoutent une autre dimension à cette inquiétude. De ce point de vue, la Russie est effectivement isolée.
L’alliance Chine-Russie en sortira-t-elle fragilisée ou déséquilibrée?
Plutôt déséquilibrée que fragilisée. Les Chinois ont besoin de l’alliance avec la Russie face aux Etats-Unis. Elle complique le jeu américain. Mais les Russes seront plus dépendants de la Chine. La relation sera donc de plus en plus déséquilibrée au profit de Pékin.
La relative discrétion des Etats-Unis dans la phase militaire de la crise en Ukraine confirme- t-elle le tropisme asiatique des Etats-Unis?
Cette guerre d’Ukraine va à l’encontre des priorités que s’était fixée l’administration américaine qui voulait se tourner vers l’Asie. Cela complique beaucoup la politique étrangère américaine et Joe Biden est, de ce point de vue, un peu en difficulté. Les Etats-Unis ont réagi avec beaucoup de méthode, en se concertant avec les Européens. Mais ils ne veulent certainement pas être en première ligne parce que le peuple américain ne l’est pas. Il ne faut pas oublier qu’en face des démocrates, il y a ceux qui ont voté pour Donald Trump et qui voteront peut-être encore pour lui demain. Ils ne sont pas tous d’accord avec lui lorsqu’il dit du bien de Vladimir Poutine. En même temps, ils estiment qu’au fond, les Européens devraient s’occuper de leurs affaires et que les Etats-Unis n’ont pas à consentir des sacrifices pour les Européens. On n’est pas du tout dans la même réaction existentielle que celle observée en Europe. Aujourd’hui, les Européens comptent sur l’alliance avec les Américains pour dissuader la Russie. Mais ils ne peuvent pas être assurés qu’elle sera aussi forte demain en cas de retour d’une administration Trump à Washington.
L’intégrité territoriale est un principe auquel tiennent beaucoup d’Etats.
Le soutien de Donald Trump à Vladimir Poutine ne risque-t-il pas de se retourner contre lui?
Ses déclarations choquent un certain nombre d’Américains. En ce sens, elles peuvent affaiblir le Parti républicain. Mais beaucoup d’Américains sont fatigués des engagements extérieurs qui ont entraîné les Etats-Unis dans des guerres qui ne sont pas les leurs. Beaucoup dépendra de la manière dont les choses évolueront.
La prise de conscience en faveur d’une Europe de la défense est-elle désormais irréversible?
Je pense effectivement qu’il y a une possibilité que les Européens construisent de façon plus crédible une défense commune. Ils voudront la bâtir dans le cadre de l’Otan, parce qu’ils souhaitent rester proches des Etats-Unis, mais d’une façon qui les prépare à toute éventualité au cas où, précisément, Donald Trump ou une personnalité du même style revenait à la Maison-Blanche. Cela étant, l’inquiétude demeure que, si la situation se tend, de plus en plus de partis en Europe, notamment ceux d’extrême droite en France, adoptent une ligne de « neutralité » et se disent qu’il vaut mieux rester à l’écart de tout cela. Si la convergence européenne prévaut pour le moment, c’est aussi parce que les Européens voient le spectacle de la guerre, mais ils ne sont pas dans la guerre.
L’Union européenne affiche son unité, l’Otan retrouve une raison d’exister, les Ukrainiens résistent avec un courage exceptionnel: est-ce un échec pour Vladimir Poutine?
Aujourd’hui, il perd sur toute la ligne. Il n’y a pas de doute. Mais le grand danger est que plus il perde, plus il risque d’écraser l’Ukraine, de commettre des crimes de guerre et de prendre des risques militaires. D’un autre côté, plus la guerre charriera son lot d’images épouvantables, plus le sentiment légitime de solidarité avec l’Ukraine croîtra, plus la pression sera forte pour s’engager toujours davantage, plus les risques d’un affrontement qui dépasse l’Ukraine augmenteront. Vladimir Poutine pourrait être prêt à prendre certains risques pour empêcher, par exemple, les transferts d’armes vers l’Ukraine. Cela peut créer des risques d’accidents ou de conflits avec les pays de l’Otan voisins de l’Ukraine. Une extension du conflit à la Moldavie, qui n’est pas membre de l’Otan mais dont une région sécessionniste, la Transnistrie, abrite des troupes russes, est aussi possible.
Faut-il s’attendre à un conflit long?
Ce qui est tragique, c’est que l’on ne voit pas très bien où est la voie de la désescalade, la porte de sortie. Personne ne peut accepter le principe de l’écrasement d’un Etat. Ce n’est pas négociable. Or, compte tenu de tout ce qu’il a dit et de la logique dans laquelle il est engagé, je n’imagine pas que Vladimir Poutine entrevoit une alternative à l’écrasement de l’Ukraine. Le scénario « le moins mauvais » est celui d’une guerre prolongée avec énormément de souffrances humaines. C’est une tragédie pour les Ukrainiens, et pour toute l’Europe.
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