Professeur de littérature et auteur d’essais sur Auschwitz et d’un pavé à succès, Retour à Montechiarro, le romancier voue un culte aux liens du sang et pourfend tous les totalitarismes
A la lecture de ses ouvrages, ponctués de nobles sentiments et de passions haineuses, de saines rébellions et de révolutions sans merci, d’amours douloureuses et de chair discrète, on imagine derrière les lignes un être un rien suranné. « Il n’en est rien! » affirme-t-il. Vincent Engel n’a pas 40 ans. Professeur à la faculté de lettres de l’UCL, il dirige le Centre d’études de la nouvelle. Son dernier roman, Retour à Montechiarro, marche du tonnerre.
Ses premiers écrits, « des aventures à la Enid Blyton », il les rédige à 9 ans. Cette passion se mue doucement en activité première, au détriment des impératifs scolaires. Il boucle son premier roman grâce à des intempéries bénies qui le cantonnent au domicile familial. C’était l’hiver 1976, et il s’en souvient comme si c’était hier.
Sa réflexion « académique » porte sur la Seconde Guerre mondiale et les camps d’extermination, sur les rapports entre idéologie et littérature. Il y eut Pourquoi parler d’Auschwitz? et une étude de l’oeuvre romanesque d’Elie Wiesel. Son premier recueil de nouvelles, Légendes en attente, publié au Québec en 1993, est suivi en 1994 de La Vie malgré tout. En 1995, il publie Un jour ce sera l’aube. En 1996 sort Raphaël et Laetitia. La vie oubliée, un petit roman sous le pseudonyme de Baptiste Morgan, son alter ego. En 1999, il publie un troisième recueil, La guerre est quotidienne. Il y eut aussi le livret d’un oratorio à la mémoire d’Auschwitz, ou cet étonnant récit pour enfants, La souris qui rêvait d’aller au Bout-du-Monde.
En 2000, Oubliez Adam Weinberger est édité chez Fayard. Retour à Montechiarro voit le jour l’année suivante. Cette imposante saga toscane couvre trois périodes: la fin du XIXe siècle, avec le Risorgimento, « renaissance » liée au mouvement pour la réunification de l’Italie; 1919 ou la montée du fascisme dans l’entre-deux-guerres; et 1978, les années de plomb. Ce roman reprend certains thèmes chers à l’auteur. « Essentiellement la révolte, pas la révolution. Mais aussi la reconstruction d’une mémoire après le passage par l’oubli. L’écriture, c’est ça, c’est se souvenir des gens en leur réinventant les destins qu’ils n’ont pas pu vivre. » Ce pacifiste convaincu y fait l’amalgame entre chemises noires et rouges, fascistes et terroristes, s’insurge naturellement contre le totalitarisme, mais décrit les tyrans en puissance comme des hommes blessés chez qui subsiste, parfois, un fond d’humanité. Comme le souligne Sébastien Morgan, photographe belge, héros du troisième volet et personnage récurrent dans l’oeuvre d’Engel, « [la révolte] peut devenir aussi bien le bûcher des révolutions et des tyrannies, la flambée bourgeoise du réformisme, l’âtre solitaire et frêle de l’anarchisme. Relisez Camus ». Camus est, avec Romain Gary, Albert Cohen ou Hermann Hesse, de ces maîtres qui ont influencé l’auteur.
L’écriture du roman est pure mais accessible, son succès, « populaire », même s’il nie avoir prémédité cet aspect des choses. Il y voit simplement le résultat d’un certain acharnement. « C’est le huitième ou neuvième bouquin qui paraît en Belgique. Le lectorat s’est constitué petit à petit. » Cette façade « populaire » recouvre néanmoins une construction savante sur laquelle se fonde le récit.
« C’est l’histoire d’une famille et de l’attachement à une maison. Peu de gens l’ont vu. Moi qui suis allergique à tout nationalisme, j’ai découvert qu’on peut être attaché à de la pierre. Je suis un peu anachronique sur ce plan-là. » L’esthétique est primordiale dans l’approche visuelle de scènes dont on perçoit presque le grain – Vincent Engel raffole de la photo. Agnese, héroïne du deuxième volet, se voit contrainte, pour sauver le domaine familial, d’épouser Salvatore Coniglio, « Caligula de province », notable borné, féru de délation et adepte béat de Mussolini. A Sébastien Morgan, le jouvenceau à la prunelle claire, son amour impossible, elle dit ceci: « La beauté n’est pas une injure à la souffrance du monde; elle est la promesse d’un monde sans souffrance. »
Et puis, il y a la Toscane aux tons mûrs, théâtre de sanglants éclats. Et l’Italie, ce pays en forme de désir inassouvi que l’auteur associe à la beauté. « Je ne suis pas dans l’italianisme bêlant, mais j’aurais aimé être italien, c’est vrai. Je ressens une osmose parfaite quand je suis là-bas. » Un amour platonique mais constant, qu’il a peut-être hérité de son père, féru d’art italien.
Familles, je vous aime
« La famille est primordiale. Mes parents, qui sont morts tous les deux, étaient tellement importants et différents que je n’aurai pas assez de toute une vie pour creuser les rapports que j’ai eus avec eux et ceux que je n’ai pas eus. » Un père juif polonais, « de profession commerciale mais complètement atypique » et une mère bruxelloise « effacée, avec une sensibilité littéraire très vive qu’elle a toujours refoulée. C’était la petite-nièce d’André Baillon ». Un écrivain belge du début du XXe siècle, de ces auteurs boudés par le monde académique français. « Un livre publié en France bénéficie immédiatement d’une imparable aura. C’est quelque chose que Camille Lemonnier dénonçait déjà au commencement du siècle passé: pour tout le monde, la légitimation passe par Paris. Les milieux universitaires français sont obtus vis-à-vis des auteurs belges. »
Divorce en haut lieu
L’enseignement est un autre fer de lance de celui qui s’épanche volontiers sur son parcours scolaire. Des études secondaires dans un collège catholique de Braine-l’Alleud, le jury central et la philologie romane à l’UCL, où il boucle son doctorat par une thèse sur Elie Wiesel. A-t-il déjà visité Auschwitz? « Non. Je n’ai pas dû y aller. Ma famille y est allée pour moi. J’ai visité un camp près de Prague et je n’ai strictement rien ressenti, tout comme je ne ressens rien en allant sur la tombe de mes parents. Je pense que c’est l’endroit où les disparus sont le moins présents. »
Divorce en haut lieu
« Mes premières disputes avec Dieu ont commencé vers l’âge de 4 ou 5 ans. On a prononcé un divorce à l’amiable. » Son milieu familial ne le prédestinait pas a priori à tutoyer le Tout-Puissant. « Mon père descendait d’une famille de grands rabbins mais était radicalement athée. Ma mère, issue d’un milieu catholique, était très croyante mais détestant les curés et la religion en tant qu’institution. Il y a, en ce qui me concerne, un rejet radical de toutes les religions. »
Vincent Engel prépare un livre qui doit sortir en mars sous son nom d’emprunt, Baptiste Morgan, neveu de Sébastien, son double adoré et haï. « Baptiste, c’est ce que je serais devenu si je n’avais pas rencontré ma femme: quelqu’un de très égocentrique. » Son oeuvre forme un ensemble cohérent, dont la charpente est élaborée avant l’écriture proprement dite. « J’essaie toujours d’adapter le style à l’histoire que je raconte. La troisième partie de Montechiarro est rédigée dans un style postmoderne, fragmenté. » Surprenante finale où s’entremêlent les angles, où le récit s’éclaircit par le biais d’échanges épistolaires soigneusement maîtrisés. Comme si l’auteur avait voulu, au terme d’un roman traditionnel et presque « feuilletonesque », donner au tout une envolée plurielle. « Je pense que la forme est au service du fond, contrairement à la pratique littéraire qui a prévalu dans la période d’après-guerre. Aujourd’hui, la modernité ne se joue plus sur le style. »
La photographie de Vincent Engel est extraite de Visages de l’écrit. Photographies et manuscrits de 50 écrivains belges francophones, de Pierre Houcmant, à paraître ce mois à La Renaissance du Livre.
Emmanuelle Jowa