© Matz et Xavier, Le Lombard, 2020

La résistance du mâle alpha

Prix et critiques célèbrent aujourd’hui les BD non genrées ou féministes, mais le héros mâle, blanc et hétérosexuel domine toujours la bédé franco-belge. Et ce, même s’il a heureusement dû évoluer.

L’aventure, décidément, c’est vraiment un truc de mecs. Surtout en bande dessinée, surtout dans « notre » bédé franco-belge, et surtout quand elle se déploie dans le style réaliste voire semi-réaliste et dit « ado-adulte » qui fut et reste un de ses plus importants fonds de commerce: Rahan, Bob Morane, Thorgal, Blueberry, Largo Winch, Corto Maltese, Ric Hochet, Jeremiah, Bernard Prince… On ne compte plus les héros masculins sans peur, sans reproche et sans attache qui ont fait – et font encore – les beaux chiffres du 9e art francophone. Une réalité qui n’a pas disparu avec l’avènement, ces dernières années, d’une BD féminine, voire féministe, de grande qualité, qui séduit les médias et les critiques et qui impose doucement mais sûrement d’autres représentations forcément moins masculines voire masculinistes des corps. Ainsi, sur le terrain de la série à suivre et du personnage récurrent, arme pourtant fatale de la BD de divertissement grand public, l’archétype du héros viril et séducteur perdure et semble demeurer la chasse gardée d’un lectorat aussi genré que ses auteurs – que des mecs. Une BD réaliste, ado-adulte et récurrente qui, elle aussi, a malgré tout été forcée de s’adapter à une évolution des moeurs et de la société qui l’a beaucoup ringardisé, mais pas encore suffisamment pour que les éditeurs décident de s’en passer.

(1) Tango, T5 - Le dernier condor, par Matz et Xavier, Le Lombard, 56 p.
(1) Tango, T5 – Le dernier condor, par Matz et Xavier, Le Lombard, 56 p.© Le Lombard

Ainsi, Le Lombard, l’éditeur historique du journal Tintin, ne semble pas décidé à laisser s’échapper un filon – l’aventure réaliste en série – qui fut longtemps son quasi-monopole: dans le programme de l’année qu’il vient de dévoiler, il n’y en a presque que pour eux, de Thorgal à IRS, en passant par Le Convoyeur, Ric Hochet, Sisco, Lonesome ou Duke. Et ce, alors qu’il bouclait l’année 2020 avec un cinquième tome de Tango (1) – une des rares nouveautés du genre, lancée en 2017 et pour laquelle, nous dit lui-même Le Lombard dans son communiqué de presse, « les auteurs Matz et Xavier parviennent à renouveler un genre que d’aucuns pensaient éculé » – et la suite de la reprise de Bruno Brazil (2), bourrée de sueur, de phéromones, de durs de durs et de virilité exacerbée, mais aussi de cheveux gris, de problèmes de couple ou de fils à gérer. Car si le modèle du mâle dominant est loin d’avoir disparu, il ne peut plus être tout à fait le même qu’avant, comme nous l’a expliqué Gauthier van Meerbeeck, le directeur éditorial des éditions Le Lombard.

Les Nouvelles Aventures de Bruno Brazil, T2 - Black Program 2, par Laurent-Frédéric Bollée et Philippe Aymond, Le Lombard, 56 p.
Les Nouvelles Aventures de Bruno Brazil, T2 – Black Program 2, par Laurent-Frédéric Bollée et Philippe Aymond, Le Lombard, 56 p.© Le Lombard

Eculé mais pas mort

« D’abord, il faut bien constater que oui, globalement, avec les années, on a vu une forte érosion des chiffres pour ce genre de héros », entame l’éditeur, qui publie aussi les romans graphiques de Judith Vanistendael, les premiers albums de jeunes auteures comme Maurane Mazars ou la minisérie des Crocodiles sur le harcèlement sexuel, et qui n’ont donc rien à voir. « Le défi, c’est pouvoir faire de tout. Il y a eu une très grosse évolution du lectorat, historiquement très masculin, mais qui s’est féminisé très vite, en quelques années, et ce fut une révolution plus qu’une évolution: 40% des lecteurs de BD sont aujourd’hui des lectrices. L’offre s’est donc énormément diversifiée et est beaucoup plus riche qu’avant. Mais elle n’a pas fait disparaître ce qui reste un modèle très fort et qu’on a peut-être un peu trop vite enterré, c’est même un des seuls qui résiste: regardez le succès de Blake & Mortimer qui ne se dément pas, entre autres parce que c’est une série qui n’a jamais été à la mode, qui ne s’est donc jamais démodée et qui permet d’y accepter, parce qu’elle est ancrée dans son époque vintage, une représentation de la société et des moeurs qui n’est plus celle d’aujourd’hui. »

Produit d'une génération, le héros viril a toujours la cote, mais il doit céder du terrain.
Produit d’une génération, le héros viril a toujours la cote, mais il doit céder du terrain.© Le Lombard

Et de faire une différence, profonde, entre les héros masculins « historiques » nés dans des époques et des contextes très patriarcaux ou virilistes, et les tentatives ô combien plus complexes aujourd’hui de lancer de nouveaux héros en série qui répondent à la fois aux attentes « d’un lectorat aux goûts très précis » et à une société moins rétrograde ou phallocrate: « Les caractères des personnages sont aussi façonnés par leur génération. On ne pourrait plus lancer des nouveaux personnages tels que le scénariste Jean Van Hamme en a beaucoup façonnés, des Thorgal, XIII ou Largo Winch sans peurs et sans fêlures, et consommateurs de femmes. Aujourd’hui, les nouvelles séries à succès comme Undertaker ou Tango mettent au contraire en scène des héros qui ont des fêlures, des faiblesses ; une personnalité plus complexe, des remords, des doutes et des aspérités. » Mais toujours des héros, mâles, blancs, hétérosexuels et dominants, tels qu’ils furent installés il y a des décennies par les magazines de bande dessinée à destination de la jeunesse, elle-même aux mains d’une presse catholique, bien-pensante et très patriarcale qui entendait éduquer « les têtes blondes ». « Il reste un large public, des quadras, des quinquas, parfois des sexagénaires qui ont grandi avec de telles représentations, et qui n’ont envie que de ça, et pas d’autre chose », conclut Gauthier van Meerbeeck. « Le bon exemple, c’est Lady S., la seule série de Van Hamme qui mettait en scène un personnage principal féminin: ça a bien marché, mais jamais autant que toutes ses autres séries. »

Produit d'une génération, le héros viril a toujours la cote, mais il doit céder du terrain.
Produit d’une génération, le héros viril a toujours la cote, mais il doit céder du terrain.© Le Lombard

Appel donc aux candidatures: il y a encore des choses à réinventer en BD.

Produit d'une génération, le héros viril a toujours la cote, mais il doit céder du terrain.
Produit d’une génération, le héros viril a toujours la cote, mais il doit céder du terrain.© Le Lombard

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