« La répression ne suffit pas »

Procureur du Roi d’Anvers, ancien patron de la Sûreté de l’Etat, Bart Van Lijsebeth connaît bien le terrorisme islamiste. Dans un entretien avec Le Vif/L’Express, il analyse la menace et critique la manière dont elle est combattue

Actuellement procureur du Roi d’Anvers, Bart Van Lijsebeth a dirigé la Sûreté de l’Etat de 1993 à 1999. A cette époque, c’est grâce aux informations fournies par les agents du service secret que la gendarmerie a récolté quelques beaux succès dans la lutte contre l’islamisme radical. C’est au titre d’ancien administrateur général du service civil de renseignement que Van Lijsebeth confie au Vif/L’Express ses réflexions sur le terrorisme et la manière dont il devrait être combattu. Ce « technicien de la répression » ne croit précisément pas que la seule répression suffise à réduire la menace terroriste, comme elle a suffi à extirper les Cellules communistes combattantes de la société belge, au milieu des années 80. Il recommande aux Etats-Unis et à l’Europe d' »investir » dans le reste du monde: il y va de leur sécurité.

Le Vif/L’Express: Lorsque vous avez quitté la Sûreté, en 1999, quelle place occupait le terrorisme islamique dans le tableau d’activités de ce service ?

BartVan Lijsebeth: En 1993, lorsque j’y suis arrivé, la surveillance des mouvements islamistes constituait déjà une priorité absolue pour le service. Le FIS (Front islamique du salut), puis les GIA (Groupes islamiques armés) algériens s’agitaient beaucoup. Mais, déjà à cette époque, ils formaient des « brigades » à caractère international, composées de ressortissants algériens mais aussi marocains, yéménites, égyptiens… En 1995, puis en 1998, des renseignements fournis par la Sûreté de l’Etat ont permis de démanteler les réseaux d’Ahmed Zaoui et de Farid Melouk, qui s’apprêtaient à commettre des attentats en France. Ces renseignements ont été obtenus de sources humaines, par un travail classique de terrain, sans moyens technologiques. C’est ce qui a fait défaut aux Américains pour détecter la menace sur leur propre sol ! Les islamistes recrutaient, alors, dans la rue et dans les cafés. Ils cherchaient à « convertir » de jeunes paumés, dénués d’instruction religieuse et adonnés à tous les « vices occidentaux ».

Les attentats du 11 septembre représentent, tout de même, une escalade dans l’action terroriste. Les moyens répressifs d’hier ne sont peut-être pas adaptés à la menace actuelle…

Les attentats suicide sont, en effet, les plus difficiles à combattre parce qu’ils sont précis, qu’ils font beaucoup de dégâts matériels et humains et qu’il n’y a aucun chance que leurs auteurs « parlent ». Ce phénomène n’est pas nouveau, même s’il est contraire à l’orthodoxie musulmane, qui condamne le suicide et n’autorise que des guerres défensives et mesurées. Déjà, au XIXe siècle, de telles actions étaient entreprises par les musulmans qui s’opposaient au colonialisme occidental, le long des côtes sud-ouest de l’Inde. Le culte du martyr a été exalté par l’imam Khomeyni, lors de sa prise de pouvoir en Iran, en 1979. Le problème, c’est que ça a marché ! Les attaques suicide perpétrées au Liban, en 1983, par le Hezbollah, créé et soutenu par l’Iran, ont fini par avoir raison de la présence des militaires américains et français, visés par ces attentats. Depuis, la technique a fait recette dans le monde, la palme de l' »efficacité » revenant au mouvement séparatiste tamoul, responsable de 168 attentats suicide au Sri Lanka et dans le sous-continent indien.

L’attentat suicide est imparable ?

Il est presque impossible de le prévenir par le biais de mesures de sécurité classiques. Si le terroriste est intercepté par des agents de sécurité, il lui est toujours possible de faire exploser la bombe et de produire l’effet souhaité. En principe, seule l’information recueillie en temps utile par les services de renseignement est suceptible d’empêcher ces attentats, au stade de la préparation. Je ne suis pas pessimiste mais je crois pourtant qu’on va vers une augmentation des actes terroristes suicidaires. En ce qui concerne les attentats « majeurs », il convient de relever que la capacité de frappe d’Al-Quaida a, sans doute, été atteinte par les bombardements en Afghanistan, mais cela n’empêche pas que des terroristes « dormants », introduits aux Etats-Unis ou en Europe occidentale avant le 11 septembre dernier, attendent le moment opportun pour passer à l’action. Le danger que des agents externes, bien préparés, viennent en appui d' »agents dormants » implantés localement, est, également, très grand. Quant aux attentats « mineurs », qui peuvent avoir lieu partout dans le monde, y sont particulièrement exposés les citoyens américains et ceux de pays européens qui participent activement à l’intervention militaire en Afghanistan. En dehors du territoire des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, les infrastructures liées à ces deux pays sont sûrement menacées. En Belgique, il s’agit surtout des ambassades, des consulats, des installations de l’Otan et du Shape, mais aussi, d’autres endroits – même les écoles – fréquentés par les Américains et les Britanniques.

Comment se prémunir contre ce danger ?

Ce sera long et difficile car le potentiel de recrutement des organisations terroristes est presque inépuisable et se renforce de jour en jour. Les militants radicaux ne se laissent pas effrayer par le risque d’une arrestation, d’une condamnation ou d’agressions physiques. Ceux qui sont éliminés sont remplacés instantanément par d’autres. Quant aux interventions militaires, moyens répressifs par excellence, elles ne constituent pas non plus une solution appropriée. Bombarder la Serbie a permis la chute du régime de Slobodan Milosevic. Mais les bombardements sur l’Afghanistan, même justifiés, ne feront pas disparaître le problème du terrorisme islamiste international. Par conséquent, s’imaginer que la répression a réponse à tout est une illusion dangereuse. Essayer de savoir pourquoi des êtres humains s’engagent dans des groupements terroristes et sont prêts à se sacrifier pour des « idéaux » extrémistes ne signifie nullement que l’on approuve ou justifie des actions violentes. Mais c’est le premier pas, si l’on souhaite connaître les raisons profondes de l’aversion croissante qu’épouvent, à l’égard de l’Occident, des centaines de millions de personnes dans le monde. Cela dit, il est incompréhensible que cette question paraisse avoir été déclarée taboue, du moins au niveau officiel, tant aux Etats-Unis qu’en Europe. A l’exception de quelques remarques timides concernant la situation au Proche-Orient, on privilégie une approche purement répressive, au détriment d’une analyse et d’une action en profondeur. A terme, cette approche déséquilibrée ne peut que renforcer le terrorisme.

La Belgique a déjà démantelé des réseaux terroristes locaux. Dernièrement, les policiers ont récolté suffisamment de preuves pour pouvoir arrêter le Tunisien Nizar Trabelsi et ses complices. Les nouveaux dispositifs prévus par le gouvernement sont-ils suffisants ?

Si l’on prétend renforcer la lutte contre le terrorisme, alors, on s’y prend mal. Les services de sécurité ne disposent toujours pas des moyens d’investigation nécessaires. Exemple: contrairement aux autres services de renseignement européens, la Sûreté de l’Etat n’est pas autorisée à écouter des communications privées. Elle n’a pas, non plus, assez de traducteurs et d’interprètes. Faudra-il que des attentats se produisent en Belgique pour que cela change ? Il y a, aussi, une nécessité urgente à disposer d’une base de données nationale contenant toutes les informations disponibles en matière de criminalité organisée et d’activités terroristes, y compris les informations sensibles et classifiées. La police fédérale, la Sûreté de l’Etat et l’Office des étrangers, pour ne citer que les principaux propriétaires de fichiers – j’en ai répertorié une bonne vingtaine -, n’ont aucun moyen de mettre leurs informations en commun, s’agissant de la criminalité grave ou du terrorisme. Une banque de données se constitue, actuellement, à la police fédérale. L’intention est de faire circuler l’information entre les niveaux fédéral et d’arrondissement. On est, donc, en train de rater l’idée d’y ajouter les banques de données de la Sûreté, de l’Office des étrangers, de l’Inspection sociale, etc., avec, bien entendu, toutes les précautions d’usage sous l’angle de la protection de la vie privée et du contrôle exercé par les services participants. On ne peut se dire en faveur d’une lutte efficace contre le terrorisme et refuser de se donner les moyens de la mener.

Le ministre de l’Intérieur prépare un arrêté royal « fixant les missions, l’organisation et le fonctionnement de la direction fédérale de la sécurité », afin d’évaluer en permanence la menace terroriste. Les hommes de terrain y voient un « machin » inutile. C’est aussi votre avis ?

Evidemment ! Compte tenu de la maigreur des effectifs sur le terrain, c’est, de nouveau, privilégier les structures qui rassurent, les effets en trompe-l’oeil, au détriment de l’opérationnel. La présence d’hommes sur le terrain est primordiale. Il n’est, d’ailleurs, nullement besoin de créer un nouvel organisme, alors que les services existants suffisent. J’ai toujours plaidé pour que le Groupe interforces antiterroriste (GIA) soit intégré à la Police générale du royaume (PGR) car, en matière de terrorisme, l’analyse de la menace et la nécessité de prendre des mesures de maintien de l’ordre public sont inextricablement liés.

Faut-il une loi sur le terrorisme ?

Une révision des traités existants est nécessaire. La notion de terrorisme doit être définie au niveau international. Sur le plan national, il est souhaitable que tous les pays puissent bénéficier de législations spécifiques, les plus uniformes possible, permettant la poursuite et la répression d’activités terroristes. D’un point de vue juridique, cet exercice n’est pas difficile. En effet, il suffit, d’une part, de définir le terrorisme – définition qui pourrait être celle de la loi sur les services de renseignement – et de prévoir, d’autre part, qu’il est une circonstance aggravante d’un certain nombre d’infractions. C’est l’idée que défend, depuis des années, la sénatrice Anne-Marie Lizin dans un projet de loi qui devrait être dépoussiéré mais qui est toujours excellent. Enfin, il faudrait rendre punissables les actes préparatoires à des attentats et renverser la charge de la preuve. En d’autres termes, en l’absence d’explications plausibles à leur détention, la possession de substances et d’instructions suspectes serait punissable. En 1998, on avait découvert à Bruxelles, chez des islamistes, un manuel de fabrication du germe du botulisme, mais on n’a rien pu faire contre eux, faute d’incrimination possible.

Les Américains demandent une collaboration accrue avec nos services de police et de renseignement. Le ministre de la Justice est disposé à accorder les extraditions demandées pour autant que le gouvernement américain s’engage à ne pas appliquer la peine de mort.

Lorsque j’étais au parquet de Bruxelles, en 1990, je me souviens avoir plaidé à la Cour suprême du Brésil pour qu’elle accepte d’extrader Patrick Haemers, alors que la peine capitale n’avait pas encore été retirée de notre Code pénal. Des procédures similaires sont envisageables avec les Américains. Cela dit, leurs services de police et de renseignement ont une façon de travailler différente de la nôtre. Dans la plupart des pays européens, on continue de privilégier le travail de renseignement sur le terrain, alors que la CIA fait surtout appel à des moyens technologiques. Ce décalage ne facilite pas le dialogue entre les « opérationnels ». Entre services de renseignement, la courtoisie est, également, la règle. Toute tentative brutale ou, disons, moins diplomatique, de forcer la coopération est vouée à l’échec, car les agents savent très bien retenir ce qu’ils ne veulent pas donner. En fait, la collaboration se déroule d’autant plus facilement que les services de renseignement y trouvent un intérêt réciproque. L’information utile étant une denrée rare, précieuse, obtenue avec des moyens limités, la coopération suppose la réciprocité: c’est une question de rentabilité. Avec les Américains, c’est parfois un peu problématique.

Entretien: Marie-Cécile Royen

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