» La rareté peut être source d’émancipation « 

Spécialiste de l’innovation, ce quadragénaire franco-indien a grandi à Pondichéry, étudié en France, et vit désormais aux Etats-Unis. Son intervention à la conférence TedGlobal de Rio de Janeiro, en octobre 2014, a contribué à populariser une nouvelle approche, dite  » frugale « , de l’innovation. Ou comment faire mieux avec moins. Une devise qu’il s’applique à lui-même : il ne possède pas de voiture, consomme local et n’a jamais imprimé une page de papier lorsqu’il écrivait ses trois ouvrages. Le dernier paru, L’innovation frugale. Comment faire mieux avec moins (éd. Diateino, 2015), explique comment de plus en plus d’entreprises de pays développés apprennent à travailler plus vite, mieux et moins cher.

Le Vif/L’Express : Pourquoi  » frugalité  » sera-t-il, selon vous, le maître mot du XXIe siècle ?

Navi Radjou : Nous entrons dans un monde de pénurie. Les ressources naturelles – le pétrole, l’eau, le bois, les terres cultivables – se raréfient, il faut cesser de croire qu’elles sont infinies. Dans les pays développés, les revenus des classes moyennes stagnent, leur pouvoir d’achat diminue. Les gouvernements eux-mêmes réduisent leurs dépenses. Vivre avec moins ne représente pas pour autant un sacrifice, cela peut être source d’innovation et même d’une meilleure qualité de vie. Prenez l’exemple de la Californie : nous sommes désormais, dans cet Etat, confrontés à la menace d’une sécheresse terrible. Ce qui a conduit le gouvernement à voter une loi visant à réduire de 20 %, d’ici à 2020, la consommation d’eau par tête. Faire avec moins d’eau ? Au début, cette obligation a été très difficile à accepter, nous avons dû apprendre à consommer moins, mais cette contrainte a favorisé une série d’innovations : le recyclage des eaux usées, le recours à de nouvelles technologies agricoles, etc. Et, finalement, nous réalisons que  » less is more « . Certains le subissent, d’autres le choisissent : la génération Y a déjà décidé de consommer différemment. Elle se définit non plus par l’achat et la propriété, mais davantage par l’appartenance à une communauté qui met en commun des biens, des idées. Aux Etats-Unis, la moitié des jeunes gens se disent prêts à partager une voiture plutôt qu’à l’acheter. Ils sont dans une démarche de simplicité volontaire.

De là à considérer la rareté des ressources comme une opportunité, il y a un sacré pas, non ?

La rareté peut être vécue comme une privation ou, au contraire, comme une source d’émancipation. C’est ce que nous démontrent les innovateurs  » jugaad  » des pays émergents, tels que l’Inde, la Chine ou le Brésil.  » Jugaad  » est un mot hindi populaire qui pourrait se traduire par  » solution improvisée née de l’ingéniosité et de l’intelligence, en utilisant des moyens simples « . En pendjabi,  » jugaad  » désigne d’ailleurs un camion de fortune bricolé avec un moteur Diesel monté sur un chariot. L’Occident a perdu cette notion, car l’industrialisation des processus de création, au XXe siècle, a conduit à penser qu’il faut toujours plus de ressources – naturelles, financières – pour engendrer plus d’inventions. Or, les trois secteurs qui investissent le plus en recherche et développement dans les économies occidentales – l’automobile, la pharmacie et l’informatique – luttent désespérément pour continuer à produire des inventions révolutionnaires.

Quelle autre voie peuvent-ils emprunter ?

Revenir à l’innovation frugale – économie de moyens, simplicité de la solution – permet d’innover plus rapidement et plus efficacement. Cela permet également de développer des solutions globales, pertinentes pour le Sud comme pour le Nord. Adapter un produit à un marché coûte très cher. Or, nous sommes aussi entrés dans une ère de convergence : les besoins et les problèmes n’ont plus de frontières. La sécheresse, qui était une plaie pour l’Inde, l’est devenue pour la Californie. Le vieillissement de la population, qui inquiète l’Europe et le Japon, frappe aussi la Chine. Les maladies chroniques – ces maladies de riches – se répandent à grande vitesse en Asie et en Afrique. Nous devons sortir de l’opposition Nord-Sud. L’interdépendance n’a jamais été si forte. On le voit bien avec le phénomène des migrants en Europe.

Cette innovation frugale est-elle capable d’apporter des solutions à des problèmes non résolus ?

Il existe de nombreux exemples, dans les pays émergents. Une bicyclette qui transforme les bosses sur la route en énergie pour pouvoir rouler plus vite, un réfrigérateur à base d’argile qui fonctionne sans électricité, un service qui permet d’envoyer ou de recevoir de l’argent, sans compte en banque, via un téléphone portable. Les fondateurs d’Airbnb ou de BlaBlaCar ont eu des démarches comparables : confrontés à un besoin urgent (le transport) ou crucial (le logement) et frustrés par les solutions existantes (car trop chères ou inaccessibles), ils ont décidé de résoudre le problème par eux-mêmes. Des entreprises bien établies savent aussi faire de l’innovation frugale : on l’a vu avec Renault et sa fameuse  » voiture à 5 000 euros « , la Logan, lancée en 2004. Non seulement elle s’est très bien vendue, mais elle a donné naissance à une gamme complète, qui dégage une marge supérieure à la moyenne grâce à une politique de distribution excluant toute promotion. Et Renault vient de franchir une étape supplémentaire, avec une voiture conçue en Inde et commercialisée à l’automne 2015 autour de 4 000 euros.

L’innovation frugale ne risque-t-elle pas de devenir un alibi pour abaisser les coûts ?

Frugalité ne signifie pas réduction des coûts. L’objectif est également de faire des produits simples, robustes et durables. Et d’aller vite. C’est une façon de redonner du pouvoir à la créativité, en s’affranchissant de la lourdeur des structures. Il ne s’agit pas seulement d’économiser des ressources matérielles mais aussi d’économiser le temps, une des ressources les plus précieuses. Cela est encouragé par la révolution numérique, qui a démocratisé l’accès à la connaissance et déplacé le pouvoir de l’innovation des professionnels vers les masses. Les jeunes générations s’en sont saisies, sans se préoccuper d’ailleurs du manque de ressources. Elles ont grandi avec Internet et s’inscrivent dans une logique à la fois d’accès gratuit et de partage. La devise des baby-boomeurs, c’était :  » Je consomme, donc je suis.  » Celle de la génération Y serait plutôt :  » Je crée, donc je suis.  » Cette génération démontre une certaine capacité de s’affranchir de l’obsession du capital. Quand on est libéré de la crainte du manque de ressources, on devient plus audacieux, plus ambitieux. L’innovation frugale est avant tout une affaire de personnes : c’est l’ingéniosité humaine qui est le moteur, pas le code informatique ou le robot. Et l’innovation peut très bien surgir de la combinaison de technologies existantes, sans qu’il soit nécessaire d’en développer de nouvelles.

Vous estimez que l’Europe est la mieux placée, finalement, pour s’imposer sur ce terrain. Pourquoi ?

Un comportement frugal ne peut s’installer que si les individus ont une pleine conscience de la raréfaction des ressources et une véritable volonté de les protéger. Or, cette conscience n’existe pas encore vraiment aux Etats-Unis. Dans les pays émergents, elle fait souvent partie de la culture, mais elle est amoindrie par l’aspiration à un mode de consommation de type occidental. En Europe, la combinaison de la crise économique et de la réglementation plus stricte sur l’environnement crée un terreau vraiment favorable pour utiliser plus intelligemment les ressources. Nombre d’entreprises pionnières sont d’ailleurs installées sur le Vieux Continent : Renault, mais aussi Unilever, Kingfisher, Siemens, ou encore le fabricant de sols Tarkett.

Au-delà de l’innovation frugale, vous voyez se dessiner une économie de la frugalité. En quoi consiste-t-elle ?

Elle s’appuie sur trois tendances : le partage, le faire soi-même et la circularité. L’économie du partage telle que nous la connaissons aujourd’hui ne représente que la partie émergée de l’iceberg. Quand les entreprises, et non plus seulement les particuliers, partageront entre elles leurs ressources, leurs actifs, leurs employés, leurs clients et leurs brevets, cela changera vraiment la donne : on sera non plus dans un système pyramidal, mais dans une économie horizontale. Ensuite, le phénomène des  » makers  » (littéralement, les  » faiseurs « ) va complètement bouleverser l’industrie de la consommation. Il ne s’agit pas seulement de l’imprimante 3D qui permet de fabriquer soi-même un outil ou un objet. Je pense aux composants électroniques disponibles en  » open source « , par exemple des circuits imprimés. L’électronique devient une commodité et fait chuter le coût de l’innovation, rendant les technologies accessibles à tous. Avant, on concevait un produit en laboratoire, puis on le vendait : atteindre le client était la dernière étape. Aujourd’hui, le client devient la première étape : il participe à la création, voire il en est lui-même l’auteur ! Les  » fab lab  » (fabrication laboratories) deviennent aussi importants que les magasins. Enfin, dernière caractéristique de cette économie de la frugalité : la circularité. Les déchets deviennent des ressources. Mais attention, il ne s’agit pas de pratiquer l’économie circulaire avec les croyances du XXe siècle.

Qu’entendez-vous par là ?

L’économie circulaire conçue avec une approche capitaliste revient à se dire que c’est un bon moyen de réduire le coût des ressources. Or, la finalité n’est pas le simple recyclage : il faut aller au-delà de la seule réutilisation des ressources. Car, sinon, on tourne en rond, sans accroître la valeur de ce qu’on produit. L’idée, au fond, c’est d’être capable de faire des produits qui durent plus longtemps et sont plus accessibles : c’est d’améliorer leur valeur sociale. En quelque sorte, transformer le déchet en or. Ce que fait littéralement une entreprise américaine qui a mis au point une solution écologique pour extraire les minuscules particules d’or incrustées dans les circuits électroniques. En France, La Poste a eu l’idée d’utiliser les personnels et les camions qui distribuent le courrier pour récupérer les déchets papier de ses clients. Cela n’a pas demandé beaucoup de capital et permet à une entreprise qui en a bien besoin de dégager des ressources supplémentaires.

L’économie de la frugalité ne serait donc pas un retour en arrière, une façon d’accepter l’austérité ?

Je la vois plutôt comme un moyen de corriger les aspects les plus excessifs de la consommation et du gaspillage tels que nous les avons connus au XXe siècle. Partout dans le monde, les priorités des acheteurs évoluent, ils recherchent désormais plus la qualité que la quantité. Et ils sont de plus en plus nombreux à vouloir accéder à cette qualité, y compris dans les pays émergents. Trouver des solutions qui apportent dix fois plus de valeur à un coût dix fois moindre n’est pas seulement un impératif économique, c’est une exigence sociale.

Propos recueillis par Valérie Lion

 » L’innovation frugale est une affaire de personnes : c’est l’ingéniosité humaine qui est le moteur, pas le code informatique ou le robot  »

 » L’économie du partage telle que nous la connaissons aujourd’hui ne représente que la partie émergée de l’iceberg  »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire