La propagande de Dieudonné

Ecourant pour les uns, acclamé par les autres, le comédien français veut  » éveillerles consciences  » par le rire. Inquiétant dans le contexte d’un antisémitisme grimpant.Nous l’avons suivi à Bruxelles.

Mercredi 13 mai, 20 heures, quai des Péniches, le long du canal Bruxelles-Charleroi. Plus de 400 personnes battent le pavé devant la longue péniche jaune de l’ASBL R.I.C., en attendant leur idole. Des jeunes, surtout. La plupart d’origine maghrébine. Beaucoup de visages féminins aussi, souriants sous le rimmel et les cheveux noirs laqués. L’ambiance est bon enfant, d’autant que le lieu du spectacle a été tenu secret jusqu’à la dernière minute. Dans cette clandestinité complice, le public a l’impression de commettre un acte rebelle. Le terme  » liberté d’expression  » fleurit sur toutes les lèvres, comme un mot de ralliement.  » Il se moque des musulmans, des chrétiens, mais, quand il s’agit des juifs, tout le monde se lève et s’indigne. Oui, le lobby sioniste est une réalité. Surtout en France « , commente un spectateur.

A 20 h 30, Dieudonné, tout de sombre vêtu, débarque d’une voiture. Applaudissements et bravos fusent sur le quai. Pour la première de ses deux représentations de  » J’ai fait le con au Zénith « , la péniche est bourrée à craquer. Pas de place pour les journalistes. Faute d’une salle plus grande, les organisateurs devront rembourser plusieurs dizaines de tickets achetés en prévente et ne rentreront pas dans leurs frais. En effet, trouver une scène pour Dieudonné a tourné à l’épreuve de force.

Les organisateurs ? La toute nouvelle association Disciple du style, spécialisée dans la création d’événement, comme le concert en janvier du groupe engagé mais pacifique Le Silence des mosquées.  » Je voulais profiter de la venue de Dieudonné pour nous faire un peu de pub « , explique Miloud, son responsable. Ce jeune Anderlechtois baraqué avait prévu de verser les bénéfices de la soirée à l’ASBL Dar El Ward, subventionnée par la Communauté flamande, qui organise notamment des téléthons pour les enfants cancéreux du Maroc. Bien connue au sein de la communauté musulmane de Bruxelles, sa présidente Najat Saâdoune possède, outre une détermination sans faille, un précieux carnet d’adresses.

Censure déguisée

C’est elle qui a fait le tour des salles de Molenbeek et d’Anderlecht. Les bourgmestres des deux communes n’ont pas essayé d’interdire le spectacle, comme l’avait fait Jean Demannez, en mars dernier, à Saint-Josse. Le maïeur socialiste s’était heurté à une décision du Conseil d’Etat saisi en référé par Dieudonné. Par contre, à l’instar de Demannez, Philippe Moureaux (PS) et Gaëtan Van Goidsenhoven (MR) ont averti les salles que les frais du dispositif policier mis en place seraient à leur charge. La man£uvre a fonctionné. Toutes les portes se sont refermées devant Najat Saâdoune. Sauf celle, in extremis, de la péniche Ric’s. Son propriétaire néerlandophone nous a affirmé ne pas connaître le sulfureux comédien français.

Une seule voix politique s’est élevée pour dénoncer cette pression. Celle d’Ahmed Mouhssin (Ecolo).  » Je ne soutiens pas Dieudonné, mais ces pratiques intimidantes risquent d’entraîner un dangereux engrenage, affirme le conseiller communal de Saint-Josse. L’an dernier, lors de la Fête du progrès au Botanique, une manif de sans-papiers a entraîné le déploiement des forces de l’ordre. A-t-on envoyé la facture au parti socialiste ? « 

Il est vrai que cette censure déguisée fait le jeu de Dieudonné qui adore s’ériger en martyr. En France, depuis l’épisode du négationniste Faurisson qu’il a invité lors de son spectacle au Zénith à Paris, il est privé de scène nationale. Il s’en donne à c£ur joie désormais dans son théâtre, La Main d’or, dans le XIe arrondissement de Paris. Son public ne l’en admire que davantage.  » Les exclus, comme le sont beaucoup de jeunes Maghrébins à Bruxelles, se reconnaissent d’autant plus en lui qu’il est lui-même exclu « , avance Mounir, un spectateur bruxellois. Najat Saâdoune en perd la neutralité que beaucoup lui connaissent :  » Je le soutiens parce qu’on l’empêche de parler, dit celle qui n’avait jamais vu un de ses spectacles avant le 13 mai. J’en ai ras le bol qu’on ne puisse pas aussi rire des juifs. « 

Si Dieudonné sait comment manipuler ses foules, il ne faut sans doute pas en surestimer l’impact. Candidat CDH indépendant à Saint-Josse aux communales de 2006, Khalil Zeguendi, 58 ans, tient aujourd’hui le blog  » Bruxellois, non peut-être  » et édite le magazine Le Maroxellois.  » Je rencontre beaucoup de gens, y compris des jeunes, dans les bars à thé et à la sortie des mosquées. La majorité silencieuse de la communauté musulmane ne cautionne pas Dieudonné « , assure Zeguendi. Il n’empêche. L’homme fait du bruit. A force de faire sciemment le con et de sans cesse pousser plus loin le bouchon de la provoc’, l’humoriste ou l’ex-humoriste (selon les avis) s’offre régulièrement la Une des journaux. Et il en rit comme un gamin qui se paie la tête des grands.

Une ambiguïté propre aux extrémistes

Derrière le garnement incorrigible, Dieudonné M’bala M’bala appartient à ces  » nouveaux visages de la haine  » tels que le philosophe et historien français Pierre-André Taguieff en dressait l’inventaire, il y a cinq ans, dans sa Traversée de la judéophobie planétaire (éd. Mille et Une Nuits). Dieudo avait déjà sa place dans cette encyclopédie de référence. Son discours antisioniste ne laisse aucun doute sur ses convictions, même s’il n’est pas encore tombé du fil sur lequel il évolue en équilibre – il est souvent poursuivi mais rarement condamné – avec cette ambiguïté propre aux extrémistes.

Pourquoi encore parler de lui, alors ? Parce que, qu’on le veuille ou non, il est dans l’actu. Il vient de lancer, en Ile-de-France, une liste électorale ouvertement antisioniste, pour le scrutin européen du 7 juin. Avec des membres de l’extrême droite, comme Alain Soral, connu pour ses propos antisémites et qui vient de quitter le Front national. Mais surtout parce que le contexte dans lequel Dieudonné crache son venin est préoccupant.

Durant les quatre premiers mois de l’année, le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme (CECLR) a enregistré autant de plaintes que durant toute l’année 2008. Rien qu’en janvier, après les bombardements israéliens sur Gaza, le nombre de signalements d’actes antisémites équivalait à celui comptabilisé sur les six dernier mois. C’est essentiellement sur Internet que ce racisme s’est exprimé : dans les forums et sur les blogs, mais aussi, et surtout, sur les sites des médias classiques qui permettent de poster un commentaire en dessous d’une information. Les messages de haine allaient dans les deux sens, antisémite et anti-islamique. De son côté, le centre Simon Wiesenthal vient de révéler que la plus forte augmentation de cette haine numérique est venue de Facebook qui compte désormais plus de 200 millions d’utilisateurs.

Face à ce constat, le CECLR a décidé de lancer une étude, qui sera confié à des universités, pour déterminer si cette montée d’intolérance est circonstancielle, soit liée aux événements récents du Proche-Orient, ou si elle est révélatrice d’un antisémitisme et d’un anti-islamisme montant, dont de nombreuses associations peuvent être responsables. Si c’est l’hypothèse de la lame de fond qui se confirme, il faudra bien reconnaître, avec Pierre-André Taguieff, que l’Histoire est aussi faite de régressions où la pensée manichéenne règne en maître…

Thierry Denoël

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