Michel Brix, directeur de recherches à l'UNamur. © DR

« La primauté du masculin est une légende »

Directeur de recherches à l’UNamur et membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, Michel Brix met en garde contre l’instrumentalisation de la langue à des fins idéologiques.

Les défenseurs des réformes de l’orthographe estiment qu’il est normal, voire nécessaire, que la langue évolue à l’image de la société. Dans quelle mesure cet argument est-il audible selon vous?

Tout le monde admet que la langue évolue en fonction des besoins de la société. En revanche, il ne faut pas, pour flatter quelques idéologues, instrumentaliser la langue et la soumettre, artificiellement, à des doctrines à la mode: ainsi l’écriture dite « inclusive » plaque sur la langue écrite des dispositifs complexes – je pense évidemment à tout ce qui tourne autour du point médian – qui rendent la communication plus malaisée et agrandissent l’écart, déjà important en français, entre langue écrite et langue parlée. Il est clair aussi que l’essentiel des évolutions linguistiques se joue hors de besoins sociaux précis et obéit à des mécanismes propres de la langue: ainsi, on peut penser qu’un jour ou l’autre, on renoncera à l’accord du participe passé employé avec avoir quand l’objet direct est placé devant. Une des hantises des écoliers!

C’est en Afrique noire qu’on entend, aujourd’hui, un français de grande qualité.

Pourquoi ces débats sont-ils si passionnés?

On croit spontanément que dans le fonctionnement de la langue viennent d’abord les grammairiens, qui fixent les règles, puis les pédagogues, qui enseignent celles-ci, et enfin les locuteurs, qui les appliquent avec plus ou moins de bonne volonté. En réalité, les choses ne se passent pas de la sorte. Les grammairiens sont des observateurs, qui interviennent après-coup, alors que la langue existe déjà ; l’origine des langues est un mystère. Nous sommes tous impliqués, la langue est notre bien commun. Il y a donc de quoi se passionner et s’enflammer.

Les normes en vigueur, telle que la primauté du masculin, sont-elles la traduction d’une domination sociale et politique?

La primauté du masculin, dans la langue française, est une légende. Linguistiquement, le français possède deux genres, le genre marqué (utilisé pour le féminin) et le genre non marqué (utilisé pour le masculin, le neutre, l’indéterminé ou la somme d’un mot marqué et d’un mot non marqué). Dans l’enseignement, on a longtemps confondu genre marqué et féminin, d’une part, genre non marqué et masculin, d’autre part ; en outre, des pédagogues maladroits – mais à l’évidence imbus d’une domination sociale dont ils voulaient voir des métaphores partout – ont formulé des règles mnémotechniques comme « le masculin l’emporte toujours sur le féminin », plus faciles à retenir sans doute que « dans un accord, le genre non marqué l’emporte toujours sur le genre marqué ». Il est de toute nécessité d’adopter des formulations plus rigoureuses, qui montreront que la grammaire française n’établit, de soi, aucune concurrence entre le masculin et le féminin, ni aucune compétition où le féminin aurait le dessous. Au reste, on peut regarder comme plus « noble » d’appartenir au genre « marqué » qu’au genre « non marqué », qui est le genre « fourre-tout ».

Dans quelle mesure la langue est-elle porteuse d’enjeux politiques?

L’usage qu’on fait d’une langue touche à la question du pouvoir et aussi à celle des représentations mentales: adopter une langue, c’est adopter une certaine façon de penser et de voir la réalité. Aujourd’hui, le règne politique et culturel des Etats-Unis passe par la domination de la langue anglaise sur le monde entier. Mais ce phénomène existe aussi à l’intérieur des espaces linguistiques. En France, la « bonne » langue, celle qui fournit la norme et a été décrite par la plupart des grammairiens depuis Vaugelas, au XVIIe siècle, est utilisée par la classe dirigeante (l’aristocratie, puis la bourgeoisie parisienne). Cette classe sociale a toujours imposé ses propres structures mentales, comme un idéal à atteindre, aux classes inférieures. Or, de nos jours, on observe que la bourgeoisie parisienne parle et écrit un français de plus en plus pauvre. En revanche, c’est en Afrique noire qu’on entend, aujourd’hui, un français de grande qualité. Est-ce le signe d’un prochain basculement? L’avenir le dira, mais ce basculement, s’il a lieu, sera, aussi, politique.

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