Kingdom se déroule au milieu de la taïga, en Sibérie orientale, comme le documentaire qui en est à la source. © Christophe Engels

La preuve par trois

Après Tristesses et Arctique, Anne-Cécile Vandalem boucle sa trilogie avec Kingdom, qui sera créé cet été à Avignon et en tournée belge la saison prochaine. L’autrice, comédienne et metteuse en scène est aussi publiée pour la première fois, chez Actes Sud.

Elle rejoint entre autres Wajdi Mouawad et Olivier Py, Joël Pommerat et David Lescot, Jean-Michel Ribes et Jean-Claude Grumberg, Alain Badiou et Rémi De Vos. Pour sa première publication, Anne-Cécile Vandalem entre par la grande porte, aux éditions Actes Sud, et inscrit son nom aux côtés d’autres qui resteront probablement dans l’histoire du théâtre de texte. Et cela, non pas avec une pièce, mais avec trois. Parce que Tristesses, créé au Théâtre de Liège en 2016, Arctique, créé au Théâtre national en 2018, et Kingdom, créé en juillet prochain au Festival d’Avignon, forment une trilogie. Un cycle sur les dystopies, sur les rêves perdus.

Il me semblait important que cette histoire parle avant tout de ceux qui vont rester.

« Au moment où j’ai commencé à écrire Tristesses, j’observais un basculement, une accélération des changements à tous les niveaux, par rapport à une série de points de repère que j’avais, explique Anne-Cécile Vandalem. Quand j’étais jeune et que je réfléchissais à l’avenir, je pouvais encore me dire que la politique était capable d’amener un monde meilleur, qu’il était possible de changer notre manière de consommer, notre rapport aux ressources. C’était des choses auxquelles je croyais, qui me semblaient être en progrès. Mais aujourd’hui, si je devais m’adresser à des enfants, je ne pourrais plus leur parler comme ça. Aujourd’hui, le constat, c’est l’échec. »

Il y a donc eu Tristesses, sur l’échec politique, où la découverte d’un corps sans vie et l’arrivée de la présidente d’un parti d’extrême droite font basculer le quotidien d’une petite île danoise. Puis il y a eu Arctique, sur l’échec écologique, où des passagers clandestins se retrouvent pris au piège sur un paquebot en route vers le Groenland, nouvel eldorado d’air pur. Et voici donc Kingdom, toujours un huis clos dans une communauté plus ou moins hermétique, toujours avec un mélange de vivants et de morts, toujours dans une ambiance nordique, mais plus à l’est qu’à l’ouest cette fois. Car Kingdom se déroule au milieu de la taïga, en Sibérie orientale, comme le documentaire qui en est à la source, Braguino, de Clément Cogitore.

Anne-Cécile Vandalem, autrice, comédienne et metteuse en scène.
Anne-Cécile Vandalem, autrice, comédienne et metteuse en scène.© Laetita bica

Utopie en péril

« Quand tu marches en forêt, tu vois toute cette beauté incroyable, et tu ne peux pas croire qu’elle puisse disparaître. Qu’elle puisse ne pas exister. » Devant la caméra de Cogitore, ces mots sont prononcés par Sacha Braguine, homme à la barbe grise touffue, édenté, au visage usé, aux mains énormes. Il a quitté le monde pour fonder avec sa famille une nouvelle communauté en pleine nature, à 700 kilomètres du village le plus proche. Mais les Braguine ne sont pas seuls au milieu de nulle part. De l’autre côté de la barrière, il y a les Kiline, semblables physiquement, mais différents dans leur rapport à l’environnement: là où les premiers pratiquent une économie écologique, où l’on ne prélève que ce dont on a besoin, les seconds appliquent une économie capitaliste, tirant un profit maximum de ce que la nature peut donner, quitte à livrer la forêt à des braconniers qui débarquent en meute par hélicoptère, brisant ainsi l’équilibre précaire qui permet la survie des Braguine.

Ces mots de Sacha, comme d’autres du documentaire, sont repris tels quels dans la pièce d’ Anne-Cécile Vandalem. Mais dans Kingdom, Sacha devient Philippe, écrivain, et européen, alors que Sacha est russe. « De Braguino j’ai gardé une trame, mais j’ai, de manière complètement libre, modifié les trajectoires, les raisons qui ont amené ces familles là, précise l’autrice et metteuse en scène. Je développe aussi les raisons qui les opposent alors que Clément Cogitore, lui, ne dit rien du conflit entre les deux familles, on ne sait pas du tout ce qui s’est passé. Ce qui m’intéressait, c’était de remplir par la fiction des zones d’ombre provoquées par le documentaire. »

Outre l’utopie en péril de Sacha et le rapport antagoniste des deux familles, Anne-Cécile Vandalem a été marquée par Braguino à cause de la présence forte de nombreux enfants, elle qui savait que son troisième volet s’intéresserait à leur point de vue, à leur avenir. Braguino suit en effet de très près les petits Braguine, bambins blonds un peu débraillés, dont certaines tenues peuvent associer chaussons en vraies pattes d’ours et robe rose de princesse. Il filme aussi de loin – puisque leur parler aurait été considéré comme une trahison – les enfants Kiline, silhouettes silencieuses, presque fantomatiques et, considérées à travers le prisme paranoïaque de Sacha, menaçantes. « Nous voyons ces enfants assister à la destruction de cette communauté, commente Anne-Cécile Vandalem et nous nous posons la question de leur avenir, de ce qu’ils vont devenir. C’est un élément que j’ai repris du documentaire et que j’ai étiré, en donnant à ces enfants une fonction différente. »

Il y a deux caméras, ouvertes et fermées l’une après l’autre, rien n’est préfilmé.

Déséquilibre

Si Anne-Cécile Vandalem a intégré des enfants dans ses spectacles depuis Habit(u)ation, créé en 2010, où apparaissait Epona Guillaume, devenue une fidèle de sa compagnie Das Fräulein, dans Kingdom, pour la première fois, il y a plus d’enfants que d’adultes. « C’était une volonté, je voulais créer un déséquilibre parce qu’il me semblait important que cette histoire parle avant tout de ceux qui vont rester. Ce n’est pas tout de voir un monde en train de s’effondrer, la question c’est aussi qu’est-ce que ces enfants vont faire? Parce qu’ils ont encore toute une vie à construire. »

The Sheep Song, nouvel ovni sans paroles du collectif anversois FC Bergman.
The Sheep Song, nouvel ovni sans paroles du collectif anversois FC Bergman.© Kurt Van der Elst

C’est donc une double distribution de quatre enfants qui a intégré l’équipe. Un dispositif assez lourd à gérer mais auquel Anne-Cécile Vandalem ne voulait pas renoncer. « Il y a quelque chose qui change quand on travaille avec des enfants, comme quand on travaille avec des amateurs, ou avec des animaux. Il y a une vérité, une concrétude que j’aime beaucoup. Mais c’est du travail, c’est énorme. Je sais ce que ça représente de mettre un enfant dans le type de dispositif qu’on utilise, avec des caméras, avec une exigence de précision. Il faut recommencer tout le temps, on est tout le temps dépendant des autres, et en même temps, il faut donner le ton et le rythme justes. D’expérience, ce n’est pas simple et c’est aussi pour ça que j’essaie de fidéliser les équipes. »

Car avec des dispositifs scénographiques imposants (signés par le duo Ruimtevaarders), de la musique en live (composée par Vincent Cahay et Pierre Kissling) et un tournage en direct (Federico D’Ambrosio à la direction de la photo et au cadre), Kingdom est, tout comme Tristesses et Arctique, le travail de toute une équipe, dont la permanence assure aussi l’unité esthétique de la trilogie. « L’idée est d’aller vraiment au bout de cette recherche, de langage et de récit, de creuser l’outil cinéma, poursuit Anne-Cécile Vandalem. Au niveau de la vidéo, je travaille presque en analogique: il y a deux caméras, ouvertes et fermées l’une après l’autre, rien n’est préfilmé, il n’y a aucun effet à aucun endroit. On travaille de la manière la plus simple et la plus brute possible. Quant à l’écran, c’est une surface plus ou moins au centre de l’espace, pour que l’oeil se promène de manière très fluide entre le plateau et l’écran. »

Avec cette différence que, dans Kingdom, l’outil cinéma est présent au sein même de l’histoire, l’équipe de réalisation du documentaire constituant un personnage à part entière. « Oui, les réalisateurs sont là, le film est en train de se faire. Ce n’est pas pour autant un making of, on n’est pas en train de regarder les rushs. On est quelque part entre le film en train de se faire et le film déjà monté. » Kingdom est donc un spectacle où un film se fait sur un film en cours. Un degré de complexité complémentaire, donc, pour boucler la boucle, dans une confrontation brute du primordial et de la technologie.

Kingdom, précédé de Tristesses et Arctique, éditions Actes Sud, parution le 9 juin.

Kingdom: du 6 au 14 juillet à Avignon, du 24 septembre au 1er octobre à Liège, du 7 au 14 octobre à Bruxelles, les 27 et 28 octobre à Tournai, du 20 au 22 janvier à Namur, les 28 et 29 janvier à Luxembourg.

Les Belges à Avignon

A l’été 2021, le Festival d’Avignon n’aura peut-être jamais autant eu l’accent belge. Outre Anne-Cécile Vandalem, la cité papale accueillera Fabrice Murgia, qui sera lui-même en scène aux côté de Nancy Nkusi dans La Dernière Nuit du monde de Laurent Gaudé. Le Belgo-Rwandais Dorcy Rugamba présentera une création originale autour de la liberté sur la base de textes du poète René Char, du médecin Frantz Fanon et de l’écrivain, musicien et économiste Felwine Sarr. Côté danse, Koen Augustijnen et Rosalba Torres Guerrero ont travaillé sur les traditions ancestrales des montagnes de l’Epire pour Lamenta tandis que Jan Martens débarque avec dix-sept interprètes pour livrer Any Attempt Will End in Crushed Bodies and Shattered Bones sur le thème de la résistance face aux enjeux climatiques et sociétaux. Après la tournée abrégée par la Covid du titanesque JR, le collectif anversois FC Bergman revient en force avec un nouvel ovni sans paroles, The Sheep Song, sur les pas d’un mouton anthropomorphe, insatisfait de sa condition. Fameux programme.

Festival d’Avignon, du 5 au 25 juillet.

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