La peur en campagne

L’insécurité a lourdement pesé dans le choix des électeurs français. En préférant les discours démagogiques au débat de fond, la droite et la gauche ont fait le jeu de Le Pen. Analyse

Après le carnage au conseil municipal de Nanterre, en région parisienne, qui s’est soldé par la mort de huit élus, le 27 mars dernier, le candidat et président sortant Jacques Chirac déclarait: « L’insécurité, cela va de l’incivilité au drame de Nanterre ! » Une petite phrase opportuniste qui en disait long sur l’ambiance de la campagne présidentielle française. S’il est un thème sur lequel s’est joué le premier tour de l’élection, c’est bien celui de l’insécurité. Un thème délicat, essentiel, inévitable, mais galvaudé, mis à toutes les sauces, y compris populistes, par des hommes politiques qui n’appartiennent pourtant pas à l’extrême droite.

Il n’y a pas eu de vrai débat, rationnel et nuancé, sur la question. Mais plutôt des slogans démagogiques, des phrases chocs et une récupération de faits divers dramatiques. Cette attitude, que d’aucuns jugent aujourd’hui irresponsable, n’a guère permis, comme le dénonçait, au mois de janvier sur les ondes de Radio-France, le candidat des Verts Noël Mamère, d' »extraire le poison sécuritaire du cerveau des Français, un poison instillé par la gauche et la droite et qui fait que Le Pen n’a plus besoin de parler ».

Le feu a été mis aux poudres après la manifestation nationale, le 23 octobre 2001, de 8 000 policiers dans les rues de Créteil (Val-de-Marne), qui réclamaient davantage de moyens pour lutter contre la délinquance galopante. Ils furent suivis, au début de décembre, par la sortie de milliers de gendarmes un peu partout dans l’Hexagone, à qui leur statut interdit pourtant le droit de manifester et de faire grève. Du jamais-vu en France ! Même si, pour calmer la colère des forces de l’ordre, le gouvernement de Lionel Jospin a donné des réponses immédiates et concrètes, les candidats de droite n’en ont pas moins tiré sur l’hameçon sécuritaire, espérant transformer leur campagne en pêche miraculeuse. Accusant la gauche plurielle d’être responsable de l’insécurité, chacun y a été de sa proposition musclée, se référant plus ou moins directement à l’idée de la « tolérance zéro », un principe controversé instauré à New York, dans les années 1990, par l’ancien maire Rudolph Giuliani.

Illustrations ? Avant d’être évincé de la course à l’Elysée, faute des 500 parrainages requis d’élus de tout poil, l’ancien ministre de l’Intérieur Charles Pasqua n’hésitait pas à justifier le rétablissement de la peine de mort en France par « l’audace des truands » ou « l’assassinat des personnes âgées ». Appelant à créer de nouvelles places en prison, Alain Madelin ouvrait les portes de son parti Démocratie Libérale à Charles Millon, évincé de l’UDF (centriste), il y a trois ans, pour fricotage avec le Front national. Le 19 février, à Garges-lès-Gonesse (Val-d’Oise), tout en essuyant les glaviots de gamins de banlieue, Jacques Chirac prononçait un discours sans concession, décrivant une France « gagnée par la peur » et annonçant l’application de l' »impunité zéro ». De manière générale, le candidat RPR a axé sa campagne presque exclusivement sur l’insécurité.

Le grand matraquage

Face à ce rouleau compresseur libéral, les socialistes, ne sachant plus sur quel pied danser, ont accumulé les bourdes. Après avoir emboîté le pas à la droite dans ses dérives verbales, ils ont brusquement abandonné le slogan « la France sûre » et donné le mot d’ordre d’effacer l’insécurité de tout discours, au début d’avril, inquiétés par la montée dans les sondages des écologistes et de l’extrême gauche. Plus déconcertant: sur le plateau du JT de TF 1, répondant aux questions de Claire Chazal, Lionel Jospin s’est fendu d’un mea-culpa grotesque, avouant avoir « péché un peu par naïveté » en matière de sécurité. Ce qui a permis à Chirac de marquer des points faciles: « La naïveté n’est pas une excuse. En l’occurrence, c’est même une faute ! » a-t-il réagi, sans cacher son plaisir de railler son challenger de l’époque.

Bref, cette surenchère sécuritaire débridée, doublée de quelques faits divers spectaculaires exploités par la plupart des candidats, constituait du pain bénit pour Jean-Marie Le Pen, dont la sécurité figure en tête de programme. Le leader du Front national n’a pas dû aboyer bien fort pour récolter les voix décisives, surtout auprès des inactifs, des personnes âgées et des commerçants, particulièrement vulnérables au sentiment d’insécurité. Il s’est même permis de polir son image et de policer son discours, afin de cultiver une plus grande respectabilité aux yeux des électeurs modérés.

Aujourd’hui, les médias français sont également pointés du doigt. La télévision en tête. En matraquant leurs éditions quotidiennes de sujets consacrés à la violence dans les banlieues, aux racketteurs, aux agressions, aux attaques de commissariats, ils ont exacerbé le trouble des téléspectateurs. Même France 2, réputée plus sobre que TF 1, n’est pas à l’abri des critiques: durant le mois de mars, dans le journal de 13 heures, Daniel Bilalian a évoqué le thème de l’insécurité plus de 60 fois sur la chaîne publique, contre 40 fois pour son confrère Jean-Pierre Pernaut, sur la chaîne privée. Un record.

Qui est responsable de la « qualification » de Le Pen pour le deuxième tour du scrutin ? Depuis le dimanche 21 avril, chacun se renvoie la balle. Au-delà de ce stérile jeu de ping-pong, on a l’impression que la France découvre le débat sur le thème de l’insécurité, sans vraiment oser l’aborder de front. Ce manque de courage politique est dommageable, la preuve en est désormais faite, d’autant que les chiffres de la délinquance sont là, peu rassurants. En moins de dix ans, la criminalité a augmenté, en moyenne, de 6 % dans l’Hexagone. Avec un pic particulièrement inquiétant entre 2000 et 2001 (+ 7,69 %).

Il s’agit, toutefois, de chiffres qui doivent être nuancés. D’abord, parce qu’ils sont le fruit du constat des crimes et délits par la police. Ils ne reflètent donc pas forcément la réalité. D’un côté, de nombreux faits échappent aux statistiques policières: on sait que toutes les victimes de vols ou d’agressions ne portent pas systématiquement plainte, loin de là. D’un autre côté, les chiffres sont influencés par la plus ou moins grande sévérité de la répression judiciaire. Par exemple, ces six derniers mois, le nombre de détentions provisoires a augmenté de près de 10 %, en France, en raison du climat électoral et des critiques de laxisme à l’encontre de la justice. Par ailleurs, même si la délinquance des mineurs montre effectivement une augmentation importante, c’est la délinquance économique et financière qui accuse la plus forte hausse. On oublie aussi souvent de souligner que le nombre d’homicides ne varie presque pas depuis des décennies, au pays de Landru.

Ni angélisme, ni démagogie

Un vrai débat rationnel sur l’insécurité permettrait de mieux intégrer ces nuances. Il offrirait aussi l’occasion de se pencher sérieusement sur le malaise et les carences de la police, où le taux de suicide et l’absentéisme sont plus élevés que dans les autres professions. Même le taux des divorces dépasse la moyenne nationale. Autre chiffre éloquent: en 1965, le taux d’identification des auteurs de crimes et délits était de 65 % ; il est tombé à 40 % en 1980, pour chuter à 25 % l’année dernière. La police de l’Hexagone a visiblement besoin d’une réforme en profondeur.

Les Français ont sans doute quelques raisons de s’inquiéter, mais pas de s’affoler au point de rallier Le Pen. En Allemagne, la criminalité et, surtout, la délinquance juvénile s’avèrent bien plus importantes qu’en France (4 millions de crimes et délits pour 60 millions de Français, contre 6 millions pour 80 millions d’Allemands, en 2001). Or, pour l’instant, l’insécurité n’y fait pas partie des débats électoraux, malgré le scrutin législatif prévu au mois de septembre. Il est temps que les responsables politiques français s’attaquent sereinement à l’insécurité et au sentiment d’insécurité – deux réalités distinctes -, sans angélisme ni démagogie.

Thierry Denoël

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