Dans Rhinocéros, d'Eugène Ionesco (ici dans une mise en scène de Christine Delmotte, créée au théâtre des Martyrs, à Bruxelles) : une épidémie de" rhinocérite " comme métaphore du nazisme. © Nathalie Borlée

La peste et le choléra

De la peste antique au sida contemporain, le théâtre a, lui aussi, ses épidémies. Des fléaux qui ont souvent servi de miroirs grossissants pour dénoncer l’égoïsme et la tyrannie des pouvoirs en place.

Si le motif de l’épidémie – celle de la peste en particulier, la maladie ayant elle-même au moins 5 000 ans – apparaît de manière assez ponctuelle dans le répertoire du théâtre occidental, il est présent dès les origines. Ainsi, Sophocle, dans OEdipe roi, créé au ve siècle avant notre ère, charge dès le prologue son héros tragique d’une mission qui va lui révéler ses origines et son double crime de parricide et d’inceste : un prêtre vient l’implorer de trouver la cause de la peste qui s’est abattue sur Thèbes, ville dont OEdipe est devenu roi après avoir résolu l’énigme du sphinx. C’est Apollon qui a répandu le fléau sur la cité, désireux que l’on fasse la lumière sur le meurtre de l’ancien souverain, Laïos, et que l’on retrouve son assassin – qui n’est autre, et c’est le tout le noeud de la tragédie, qu’OEdipe lui-même. La peste, en tant que châtiment divin, est donc ici le déclencheur de la pièce.

Qui sait quels chefs-d’oeuvre théâtraux le coronavirus inspirera aux jeunes générations…

Mais l’épidémie la plus célèbre du répertoire français est d’une tout autre nature, et totalement fictionnelle : la rhinocérite, imaginée par Eugène Ionesco pour Rhinocéros, créé à la fin des années 1950. L’auteur de La Cantatrice chauve et des Chaises y présente une petite ville de province devenue soudainement le terrain de jeu d’un et puis de plusieurs rhinocéros, qui s’avèrent bientôt être les habitants eux-mêmes, transformés par un étrange mal qui d’abord modifie leur voix, leur donne un teint verdâtre, fait surgir une bosse au-dessus du nez et les rend aussi particulièrement agressifs.  » Je te piétinerai, je te piétinerai « , crie ainsi Jean à son ami Bérenger venu lui rendre visite, dans une des scènes les plus marquantes où le premier se métamorphose sous les yeux du second, qui sera finalement le dernier être humain de la ville. Si elle témoigne de la fantaisie féconde de son auteur, la rhinocérite est avant tout une métaphore à but politique :  » Le propos de la pièce a bien été de décrire le processus de nazification d’un pays, ainsi que le désarroi de celui qui, naturellement allergique à la contagion, assiste à la métamorphose mentale de la collectivité « , précise dans le recueil Notes et contre-notes (1962) Ionesco lui-même, qui avait assisté la montée du fascisme en Roumanie dans les années 1930 et qui en craignait le spectre dans la montée du communisme en France, dans les années 1950.

Revirements

En tant que menaces mortelles faisant ressortir les pires bassesses de l’homme, les épidémies ont servi de moteurs à plusieurs pièces visant à dénoncer l’égoïsme, le cynisme et l’hypocrisie des détenteurs du pouvoir. En 1898, en pleine affaire Dreyfus, le très engagé Octave Mirbeau livre une farce décapante en un seul acte, L’Epidémie. Lors d’une  » séance extraordinaire et secrète  » du conseil municipal d’une ville maritime, le maire annonce  » une nouvelle délicate  » : une épidémie de fièvre typhoïde vient de se déclarer dans la caserne de l’artillerie de la marine.  » Il y a tous les ans des épidémies sur la caserne… Nous n’y pouvons rien… Cela ne nous regarde pas « , déclarent d’abord les conseillers, qui refusent d’y financer les travaux d’assainissement et qui profèrent des énormités telles que  » les soldats sont faits pour mourir !  » ou  » la fièvre typhoïde est une institution nationale… Ne touchons pas aux vieilles institutions françaises.  » Jusqu’à l’arrivée d’un huissier porteur d’un pli qui annonce qu’un bourgeois est mort de l’épidémie ( » Il semblait qu’il ne dût jamais mourir, et pourtant il est mort ! « ). Là-dessus, tout change : le conseil est prêt à débloquer cent millions pour financer les travaux nécessaires dans toute la ville, argent qu’ils trouveront, disent-ils,  » dans notre patriotisme ! « ,  » dans notre héroïsme ! « ,  » dans notre volonté ! … dans notre foi ! « .

C’est un semblable revirement, purement motivé par les intérêts personnels, que dépeint le Norvégien Henrik Ibsen dans une de ses pièces les plus célèbres, Un ennemi du peuple (créée en 1883). Le docteur Tomas Stockmann (incarné par Steve McQueen dans l’adaptation au cinéma de George Schaefer, en 1978) y apprend à ses dépens que ses soi-disant alliés sont prompts à retourner leur veste quand il s’agit d’annoncer que les eaux des bains censés faire la fortune de la ville sont en réalité infestées d’invisibles infusoires et qu’il faudrait financer de gros travaux pour en modifier les canalisations.  » Je suis moi-même un ami de la démocratie, à condition qu’elle ne coûte pas trop cher aux contribuables « , confie à ce sujet l’imprimeur Aslaksen, porte-voix de la petite bourgeoisie locale.

A un niveau plus intime, dans Angels in America : A Gay Fantasia on National Themes (1991-1992), Tony Kushner décortique la manière dont le sida a raison de l’amour entre Louis, juif démocrate, et Prior, atteint par la maladie et appelé à devenir prophète par un ange complètement réac. Dans la suite de tableaux de Jeux de massacre (1970), Ionesco – encore lui – présente une scène de pillage où des femmes se ruent sur les robes et les chapeaux d’un magasin dont les propriétaires viennent de décéder du  » grand mal  » – scène à laquelle fait écho la mise à sac des rayons de papier WC au temps du coronavirus – et, aux côtés des appels à la dénonciation, des abus des forces de l’ordre, des replis égoïstes, va jusqu’à évoquer le cannibalisme d’habitants assiégés devenus plus voraces que des zombies. Pour cette pièce, Ionesco s’est directement inspiré du Journal de l’année de la peste, publié en 1722, où l’écrivain anglais Daniel Defoe (également auteur de Robinson Crusoé) retrace, à la manière d’un reportage, la peste qui frappa Londres en 1664-1665 et qu’il a lui-même vécue dans sa petite enfance. Les mesures édictées par le fonctionnaire dans Jeux de massacre –  » rentrez chez vous, que chacun reste chez soi. Que l’on ne sorte que pour le strict nécessaire « , répliques qui sonnent familièrement aujourd’hui, à cinquante ans de distance – sont d’ailleurs celles du lord-maire de Londres en 1664, rapportées par Defoe.

Ce fameux Journal a servi de source à une autre pièce, antérieure, L’Etat de siège, écrite par Albert Camus et mise en scène en 1948 par Jean-Louis Barrault. Cette parabole sur les régimes totalitaires et la résistance qu’il faut y opposer, où la peste était personnifiée en tyran accompagné d’une secrétaire, a fait un four, le public étant sans doute déçu de ne pas retrouver là une adaptation du roman à succès La Peste, paru un an plus tôt. Qui sait quels chefs-d’oeuvre théâtraux le coronavirus inspirera aux jeunes générations…

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire