Pour les soignants, une fois les critères médicaux dépassés, intervient la tension entre égalité et efficacité. © BELGAIMAGE

 » La pandémie nous force à affronter nos tabous « 

Depuis des semaines, la courbe des patients hospitalisés en soins intensifs grimpe. La question ne peut donc que surgir : sur quoi les médecins se baseront-ils pour refuser des chances de vie à l’un quand ils les accorderont à l’autre ?  » La loi de 2019 sur la qualité des soins garantit une très large liberté thérapeutique aux médecins et hôpitaux. Elle ne spécifie pas de critères de tri des patients en cas de pénurie. L’idée d’un droit égal à des soins de qualité est essentielle. Elle entre en tension avec une trop forte diversité des pratiques d’admission « , explique Axel Gosseries, philosophe et juriste, maître de recherches FNRS et professeur extraordinaire à l’UCLouvain.

Faut-il pour autant inscrire des critères de tri des patients dans une loi ?  » La prudence s’impose. D’abord, les recommandations remises à jour par dizaines à l’occasion de l’épidémie utilisent souvent des formules vagues du genre « X doit être pris en compte ». Si une loi spéciale se limitait à une liste de considérations sans priorités précises, je doute qu’elle ait un impact significatif « , souligne l’expert.  » A l’inverse, si on visait une loi plus précise, un autre risque se profile, celui d’accroître les menaces de recours judiciaires auxquels font face les soignants. Or, plus l’accès aux soins de santé se judiciarise, plus son caractère inégal s’accroît. C’est vrai si l’accès à la justice est lui-même inégal. La capacité des plus éduqués et des plus riches à trouver un meilleur avocat se greffera sur leur capacité à s’assurer de meilleurs soins.  »

Axel Gosseries.
Axel Gosseries.© DR

Comprendre le critère d’âge

Certes, le critère de l’âge est généralement cité comme un bon critère, car la longueur de nos vies est une de nos ressources les plus précieuses pour accomplir ce qui donne du sens à nos vies. En privilégiant les patients les plus jeunes, on réduit l’écart entre les personnes à vie courte et à vie longue, donnant une chance plus égale à chacun. Mais certains ont accompli des oeuvres remarquables en peu de temps et mériteraient sans doute de les poursuivre, tandis que d’autres ont irrémédiablement gâché leur passage sur Terre. Pour Axel Gosseries,  » le critère d’âge peut effectivement être compris de deux manières. L’une recourt à l’âge comme prédicteur de l’ efficacité des soins. L’idée est qu’intervenir sur un patient plus jeune lui sauvera généralement plus d’années supplémentaires en bonne santé qu’une intervention sur un patient d’âge avancé. L’autre intuition utilise l’âge pour égaliser les longueurs de vie complètes. Ici, un patient plus jeune devrait avoir priorité, même si la prognose le concernant n’est pas plus favorable que pour le patient plus âgé.  »

 » Cela dit, poursuit le chercheur, comprendre le sens du critère d’âge ne préjuge pas de son importance. Dans un contexte d’accès aux soins vitaux, je donnerais un certain poids à l’âge pour égaliser les longévités. Mais l’absence de comorbidités, comme prédicteur d’efficacité médicale, a aussi sa place. Nier toute préoccupation pour l’efficacité des soins me semblerait inadéquat. Plus encore, ce qui est intéressant, c’est qu’une fois qu’on dépasse la limite floue de critères strictement « médicaux », se rejoue la même tension possible entre égalité et efficacité. Le souci d’égalité pourrait nous inviter à privilégier le patient le plus socialement défavorisé. Et le souci d’efficacité pourrait nous pousser à privilégier le patient le plus créatif ou le plus altruiste au vu des bénéfices futurs. On conçoit que les médecins – comme nous tous – soient mal à l’aise de sortir de préoccupations en apparence strictement « médicales ». Mais il est essentiel de reconnaître que des jugements de valeur sont déjà présents, tant dans le fait d’accorder plus ou moins de poids à l’ efficacité – fût-elle médicale -, que dans celui de vouloir se limiter à des considérations dites « médicales » « .

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