» La musique peut rendre le monde meilleur « 

Le plus célèbre violoncelliste du monde possède le don d’ubiquité. C’est simple, cet Américain, né en France de parents chinois, est partout. Non content de collaborer avec les meilleurs orchestres, Yo-Yo Ma est un pédagogue reconnu et un activiste ayant ses entrées à l’ONU et à la Maison-Blanche. On l’a vu jouer avec la secrétaire d’Etat Condoleezza Rice ou pour l’investiture du président Obama. Entre deux concerts, Yo-Yo Ma milite pour la sauvegarde de l’environnement, donne des cours, recrute de nouveaux partenaires pour l’un de ses projets transculturels, comme son groupe la Route de la soie, qui rassemble des musiciens issus d’une vingtaine de pays. L’homme aux 18 Grammy Awards s’est confié au Vif/L’Express et livre quelques recettes pour remettre la culture au coeur de la vie.

Le Vif/L’Express : Nous vivons des événements particulièrement dramatiques. Que peut faire un artiste face au malheur ou au terrorisme ?

Yo-Yo Ma : La musique peut donner à notre monde un visage d’humanité, de compassion, d’empathie. C’est peu, mais c’est essentiel. Je crois que la culture doit revenir au centre de nos vies et qu’il nous revient d’inventer les  » Lumières 2.0 « . La raison et les émotions ne sont pas séparées : la science, les arts et la philosophie doivent aller de concert avec la politique et l’économie pour être le moteur du futur. Je suis optimiste, car la moitié de notre planète est composée de jeunes qui ont moins de 27 ans. Tout est possible.

Comment voyez-vous l’avenir des jeunes musiciens d’aujourd’hui ?

Je ne poserais pas la question en ces termes. Chaque année, les conservatoires ou les universités font éclore des musiciens exceptionnels. Trop, sans doute, si l’on prend en compte le seul critère des débouchés professionnels. Il n’y a probablement pas assez de postes, de carrières possibles. En fait, c’est une chance. Le moment est venu de réfléchir à des parcours différents.

C’est-à-dire ?

Il faut reconsidérer la notion même de valeur. Est-elle purement économique, liée au travail ? Ou bien est-ce autre chose ? Il est nécessaire d’être utile, en ces temps difficiles. Alors je me dis que la bonne question, pour les jeunes, serait :  » Où a-t-on besoin de la musique, où a-t-on besoin des musiciens ?  » Dès lors, ce n’est plus une question simplement de débouché professionnel. Mais de tentative de rendre le monde meilleur.

C’est bien, mais ce sont des mots. Concrètement, comment répondre à ce besoin ?

J’ai tenté, un peu partout, notamment à Chicago, où je suis consultant pour l’Orchestre symphonique, de renforcer les liens entre les institutions et leur ville, en portant la musique dans des lieux inhabituels, par exemple les prisons et les hôpitaux, en montant des programmes éducatifs pour tous les âges. Cela existe aussi dans les grands pays occidentaux. Il faut aller plus loin. On doit pouvoir organiser des actions à une plus grande échelle, réunir des musiciens pour tenter de nouvelles choses. La culture doit irriguer la société, aller directement au peuple.

Il faut jouer partout, dans les gares, les places publiques, les centres commerciaux. Partout. Les besoins sont immenses et sont souvent localisés dans des lieux où l’on ne connaît pas les institutions centrales.

Mais que peut la culture face au chômage, par exemple ?

Le grand spécialiste des neurosciences Oliver Sachs, auteur de L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, avait beaucoup écrit sur la musique et ses effets sur le cerveau. Il explique que la musique non seulement est une consolation, mais encore fait du bien. La musique donne de la joie. Elle est également un modèle : un orchestre de 100 personnes est une petite démocratie. C’est d’autant plus vrai qu’avec mon violoncelle je n’ai jamais la voix la plus haute ! Un violoncelliste doit tout le temps trouver le meilleur moyen de se faire entendre, de se fondre dans l’orchestre tout en gardant une voix individuelle. Comme dans la vie, il faut être flexible, savoir changer de rôle. Pensez-y : au quotidien, on est à la fois enfant, parent, citoyen. Tout cela en même temps. Cette mentalité est importante. En fait, un artiste a toujours deux dimensions temporelles en tête. L’instant présent et le long terme. Il doit être imaginatif sur le moment, et avoir les capacités de se développer, de s’améliorer.

Comment avez-vous débuté ?

J’ai commencé non par le violoncelle mais par le violon, parce que ma grande soeur en jouait déjà. J’adorais, sans être très doué. Je n’avais pas de rapport physique immédiat avec cet instrument. Un jour, au conservatoire, j’ai vu une contrebasse pour la première fois. C’était le plus grand instrument que, à 4 ans, j’avais jamais vu ! J’ai tout de suite dit à mes parents :  » Voilà ce que je veux.  »

Pourquoi ?

Parce que je voulais grandir ! Nous sommes allés dans l’atelier du fameux luthier Etienne Vatelot et il paraît – je ne m’en souviens pas, mes parents me l’ont raconté – qu’il a pris un alto (NDLR : l’instrument à cordes intermédiaire entre le violon et le violoncelle), posé un pied, et que j’ai tout de suite commencé à jouer. Ensuite, j’ai eu la chance d’avoir un professeur qui a su me transmettre l’essentiel.

Vous parlez de la technique ?

Non ! L’essentiel est l’amour de l’instrument.

La musique est-elle un don ?

La vie est un don. La musique met en oeuvre de très nombreuses capacités. Et chacun de nous peut avoir différents dons. Certains en possèdent pour l’émotion, d’autres, pour la vélocité. Les autistes, par exemple, perçoivent des choses que d’autres ne peuvent pas comprendre.

Quel est votre don personnel ?

Enfant, c’était l’aisance physique avec l’instrument. Aujourd’hui, ce qu’il reste, c’est, je crois, ma capacité de communiquer. Dès que je rencontre quelqu’un pour la première fois, je me demande qui est cet homme, ce qu’il fait, et pourquoi. Ma curiosité n’a pas de limite. Comme musicien, je tente ainsi de trouver la voix personnelle de chaque compositeur ; de restituer ce qui rend chaque partition unique ; de différencier les écoles et les époques. Voilà ce qui me passionne le plus. D’autant que l’on ne trouvera jamais vraiment les réponses à ces défis. C’est un processus sans fin.

Parmi les grands concertistes classiques, vous êtes l’un des rares à être si éclectique. On ne peut pas dire :  » Yo-Yo Ma est spécialiste de ceci ou de cela « …

Mais le monde est si éclectique ! J’ai débuté la musique très tôt et j’ai toujours regardé la diversité du monde autour de moi, et ses perspectives. N’oubliez pas que je suis né en France d’une famille chinoise et que j’ai grandi à New York… J’ai tout de suite parlé plusieurs langues. Cela ouvre au monde. Mon père a visité la France pour la première fois en 1936, y est resté pendant la guerre pour étudier à la Sorbonne, en musicologie. Il a eu son doctorat en 1941. Après cela, il a travaillé au musée Guimet et à l’Ecole des langues orientales. Ma mère, elle, n’a quitté la Chine qu’en 1949, au moment où les communistes ont pris le pouvoir. Sur le bateau qui l’a amenée en France, il y avait aussi comme passager la petite soeur de mon père. C’est comme cela qu’elle l’a retrouvé. Ils se connaissaient déjà, car mon père avait été professeur à l’université de Nankin, où ma mère avait étudié le chant. Elle était cantatrice.

Comment êtes-vous arrivé aux Etats-Unis ?

Le petit frère de mon père y était ingénieur. Il voulait rentrer en Chine, mais mon père était convaincu que c’était une erreur grave. Il a rassemblé notre famille et nous sommes partis aux Etats-Unis pour essayer de le convaincre d’y rester. Le dernier soir, nous étions à New York, nous allions reprendre l’avion pour Paris le lendemain et, avec ma soeur aînée, nous avons fait un petit concert quelque part à Manhattan. Y assistait une éducatrice américaine qui avait entendu parler de notre  » famille musicale « . Cette femme avait fondé une école primaire et cherchait un professeur de musique. Tout de suite après le récital, elle a invité mon père à travailler pour elle et à rester aux Etats-Unis.

Vos racines sont-elles en Chine ?

Quand j’y vais, je vois encore des collègues de mon père. Il y a une chanteuse centenaire qui vit toujours et qui l’a très bien connu dans les années 1930, à Paris. A l’époque, c’était vraiment le centre du monde. Je suis né dix ans après la fin de la guerre, mais je pense que je suis un enfant de cette époque-là, plus que d’un pays en particulier. Même maintenant, quatre-vingts ans plus tard, il y a encore des vagues, des répliques de cette période si riche culturellement.

Avez-vous souffert d’être un surdoué ?

Non. Mais je me posais déjà des questions auxquelles je ne trouvais pas de réponses. Quand j’avais 5 ans, mon plus grand but était de comprendre le monde. En fait, je n’ai jamais changé. J’en suis toujours à demander constamment  » Pourquoi ?  » A l’université, j’ai étudié la musique, mais je m’intéressais à beaucoup d’autres choses, surtout à l’anthropologie et à l’archéologie, à la France, l’Amérique, l’Asie, l’Afrique, aux premières fouilles archéologiques au Pakistan, aux bushmen, en Afrique, aux Yanomami, au Venezuela… C’est ainsi que j’ai compris la diversité du monde et des cultures.

A quel moment avez-vous décidé de devenir un musicien ?

A 49 ans.

Etes-vous sérieux ? A cet âge, vous aviez déjà une immense carrière derrière vous !

J’ai commencé à jouer tellement tôt que je ne me suis jamais posé la question de savoir ce que je voulais vraiment faire de ma vie. Un jour, je me suis demandé ce que je ferais si je ne faisais pas de musique. Tout d’un coup, j’ai pris conscience que mon destin était de m’intéresser aux autres et que la musique est l’un des meilleurs moyens de réaliser cette ambition.

On dit souvent que vous êtes le plus grand violoncelliste depuis Rostropovitch. Qu’en pensez-vous ?

Eh bien, on ne devrait pas : cela n’a pas de sens. C’est de la pub !

Etre ainsi considéré vous donne une certaine responsabilité, non ?

Dans le tennis, il existe un classement. On sait où en est Roger Federer, par exemple. Dans la culture, c’est autre chose. On peut avoir une bonne maîtrise dans l’expression des idées ou des sentiments, mais de là à faire des classements… c’est simplement impossible. La culture, c’est comme un grand bâtiment que nous avons à entretenir et à construire, brique après brique. Tout ce que l’on découvre peut et doit être repris par d’autres. Dans la musique en particulier.

Vous avez enregistré une centaine de disques. Cela n’a-t-il aucune importance ?

Uniquement si des jeunes y ont trouvé un modèle. Pas comme valeur commerciale. Si l’on prend tous les grands violoncellistes – Casals, Rostropovitch, Du Pré et d’autres -, tout ce qu’ils ont fait est tellement fort qu’il est intéressant de les écouter. Pour nous, qui venons après, il est difficile de trouver un chemin personnel.

Quelle direction avez-vous suivie ?

J’ai toujours été à la recherche de collaborations, car mon énergie créative vient des rencontres que je peux faire, des individus. Comment saisir la musique soviétique sans chercher à comprendre la vie dans l’ex-URSS, par exemple ? Dans la musique américaine, il faut reconnaître les origines africaines… Etc. Ainsi, on a plus de chances de créer une empathie intellectuelle avec l’auditeur et de rendre le patrimoine vivant. Il y a trois cents ans, les hommes des Lumières ont offert une grande culture. Elle venait de l’Europe, elle perdure et trouve aujourd’hui une dimension mondiale. Afin de la préserver, on a besoin de chaque initiative, même la plus modeste.

Propos recueillis par Bertrand Dermoncourt

 » Ma curiosité n’a pas de limite. Je tente de trouver la voix personnelle de chaque compositeur, de restituer ce qui rend chaque partition unique  »

 » J’ai toujours recherché des collaborations, car mon énergie créative vient des rencontres que je peux faire, des individus  »

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