Fort d’une immunité taillée sur mesure, le chef du gouvernement italien s’apprête à lancer une véritable contre-réforme judiciaire. Pour mettre au pas ces juges qui osent lui réclamer des comptes.
De notre envoyée spéciale
C’était un peu plus de quinze jours avant la manifestation du samedi 25 octobre, qui a rassemblé 2,5 millions de personnes (estimation des organisateurs), pour protester contre la politique de Berlusconi. Ce 9 octobre, via dei Giubbonari, à Rome, le Cavaliere s’offrait un bain de foule comme il les aime. Sa cote de sympathie, plus de 60 %, était au nirvana ; tout le monde se marchait sur les pieds. Super Silvio, lui, marchait sur l’eau. Dans la cohue, un bijoutier osa : » Président, n’êtes-vous pas préoccupé par tous vos procès en cours ? » Berlusconi étira son sourire de madone : » Je n’en ai rien à foutre de tout ça ! Je suis tranquille : j’ai déjà été acquitté 18 fois. » Puis, face aux commerçants qui se plaignaient que les affaires vont mal, il conclut par une bourrade : » Tenez bon. Nous allons tout arranger » – sa formule magique des jours de crise.
A peine réélu, il l’a d’ailleurs utilisée à son profit, en juillet, en faisant voter la loi Alfano, qui garantit, durant leur mandat, l’immunité aux quatre plus hautes autorités de l’Etat. Le résultat est épatant : alors que le Cavaliere était poursuivi à Milan pour avoir versé 600 000 dollars à un avocat britannique, David Mills, en échange de faux témoignages, le procès continue, mais sans lui. Les magistrats, ulcérés, en ont appelé à la Cour constitutionnelle, qui avait déjà rejeté une telle loi, dégoupillée en 2003 par le même Berlusconi afin de paralyser un autre procès pour corruption de magistrats. Verdict dans quelques mois. Le Pr Alessandro Pace, président de l’Association des constitutionnalistes, espère bien qu’il ira dans le même sens. Cet éminent juriste trouve proprement » hallucinant » le projet de réforme de la justice qui se profile.
On avait cru, avant sa troisième arrivée au pouvoir, en avril, en un » nouveau » Berlusconi, guéri de ses bouffées de sarcasmes à l’encontre des » toges rouges « , tout entier voué au consensus et au bien public. C’était oublier sa hantise des casseroles et de la prison, sa boulimie d’invulnérabilité et de justice, la sienne, son puissant désir d’achever, une fois pour toutes, la grande réforme qu’il n’a pu mener à bien durant ses précédents mandats. Revoilà donc le Cavaliere de toujours, plus fort que jamais, porté par une majorité écrasante et une opposition aphone, prêt à prendre sa revanche sur une justice déjà mal en point.
Le diagnostic a été mille fois formulé : » La réforme est vitale, car le système judiciaire est malade, la durée des procès est biblique, souvent dix ans au pénal, pire au civil : une lenteur unique en Occident « , soupire Antonio Baldassare, ancien président de la Cour constitutionnelle. Seuls 31 % des Italiens croient en leur justice. » Or il est clair, résume Luca Palamara, président de l’Association nationale de la magistrature (ANM), qui rassemble la quasi-totalité des juges, que la réforme proclamée s’attaque non pas à la lenteur des procès, mais aux rapports entre la politique et la magistrature. «
C’est l’histoire d’une guérilla, d’une étreinte mortelle qui n’en finit plus d’empoisonner le débat politique et judiciaire, entre un homme et des juges dont l’indépendance et l’autonomie sont gravées dans la Constitution de 1948. Un combat d’une violence inouïe, qui jette un écran de fumée sur les urgences réelles. Une dramaturgie propre à un pays hanté par le fantôme du fascisme.
Il les regarde comme on regarde des fous, des » débiles « , » anthropologiquement différents du reste de la race humaine « , des » métastases de la démocratie « , qui » devraient être soumis à des expertises psychiatriques régulières « . Il se dit victime, depuis tant d’années, de l’obstination cauteleuse de ces juges qui avaient annoncé sa mise en examen pour corruption, alors qu’il présidait, à Naples, un sommet de l’ONU sur le crime organisé, en 1994, lors de son arrivée en politique. Les mêmes qui l’ont mis sous enquête pour blanchiment d’argent de la Mafia ou complicité de meurtre (notamment pour celui des juges Falcone et Borsellino en 1992) – des affaires classées, faute d’éléments – ou encore inculpé pour corruption de magistrats, faux en bilan et on en passe. Songez, pour lui et son groupe Fininvest : » 22 procès, 2 500 audiences, 600 perquisitions dans ses bureaux, 250 commissions rogatoiresà « , énumère Niccolo Ghedini, avocat de Berlusconi – et député. Même Lucky Luciano n’a pas dû faire mieux. Mais, si Berlusconi a parfois été condamné en première instance, il a toujours été acquitté ou a bénéficié de la prescription. Il a su exploiter avec génie les ressources du système pour ralentir les procédures. Et, entre 2002 et 2006, il a fait passer une série de lois sur mesure, pour protéger ses intérêts et ceux de ses amis, dépénalisant les » faux en bilan « , compliquant les commissions rogatoiresà Il l’avait clairement dit aux journalistes Enzo Biagi et Indro Montanelli : » Je suis entré en politique pour éviter la taule et la faillite [de son groupe Fininvest]. » Mission accomplie.
Mais Berlusconi ne peut pas gouverner le pays et passer son temps à se défendre. C’est ce qu’explique son défenseur, dans les salons de l’hôtel Nazionale, à Rome, ce Niccolo Ghedini que quelqu’un salue, en souriant, d’un » Monsieur le ministre de la Justice de l’ombre « . L’homme promène une élégance laconique. Il est aussi fin et éthéré que Berlusconi est râblé et bouillant : » La loi Alfano ? Elle conduit non pas à une immunité mais à une suspension, dit-il. On met au frigo des procès qui, de toute façon, sont extra morts. » Parce que, même si la cour invalide la loi Alfano, le procès Mills recommencera, avec la prescription assurée pour Berlusconi ? » Il ne peut pas se rendre à deux audiences par semaine, reprend Ghedini. Samedi dernier, par exemple, il était soit avec moi au tribunal, soit avec le pape ! » On comprend le dilemme.
La réforme de la justice, qui pourrait être déposée au début de novembre, selon Ghedini, vise donc à remettre de l’ordre dans les parquets : d’abord, revoir la composition du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), l’organe suprême, trop corporatiste selon le pouvoir, qui serait désormais composé aux deux tiers de politiques. Puis séparer les carrières des procureurs de celles des juges, aujourd’hui dans un corps unique, pour » mettre fin à leur collusion « , selon Ghedini ; le plus sûr moyen d’arracher le parquet à ses garanties d’indépendance, selon les magistrats, qui s’alarment encore d’une restriction des écoutes téléphoniques, essentielles aux enquêtes sur le crime organisé. Enfin, alors que les procureurs italiens ont pour noble principe l' » obligation d’action pénale « , devant poursuivre tous les faits portés à leur connaissance, le Parlement pourrait, chaque année, lister des priorités. » Or nous devons pouvoir enquêter sur n’importe qui, pour l’égalité des citoyens, martèle Luca Palamara. Il est hors de question de retouner sous la tutelle de l’exécutif ! «
» Le Botswana est moins corrompu que nousà «
Pour mieux se faire comprendre, Armando Spataro, responsable de l’antiterrorisme au parquet de Milan, va chercher un document dans son bureau et brandit le spectre du discours du Duce lors de l’inauguration de l’année judiciaire 1940 : » Dans ma conception, il n’existe pas de séparation des pouvoirs au sein de l’Etat ! » clamait Mussolini sous les vivats de la Cour suprême. C’était hier.
Depuis, les juges italiens ont conquis leur indépendance et leur heure de gloire dans la lutte contre le terrorisme et la Mafia, et dans la bataille anticorruption la plus éclatante en Europe, Mani pulite ( » Mains propres « ), au début des années 1990. Ici, au quatrième étage du palais de justice de Milan, on a vu défiler le gratin de la Démocratie chrétienne et du Parti socialiste, balayés. » Je faisais mon métier, dit simplement Piercamillo Davigo, aujourd’hui conseiller à la Cour de cassation. Et combien d’attaques, terriblesà 38 fois, j’ai été l’objet de plaintes, y compris pour atteinte aux organes constitutionnels de l’Etat ! » Autant de morceaux d’anthologie, autant de turpitudes mises au jour, autant de consensus et de soutien populaire, qui se sont, depuis, peu à peu effrités. 5 000 personnes arrêtées, 1 500 condamnées, certes, mais 98 % des peines inférieures à deux ans de prison. Le scandale absolu s’est fondu dans le magma de la procédure. Le pouvoir n’a pas pris le relais de la lutte mais l’a sabordée : » Les deux piliers de la lutte contre la corruption étaient les faux en bilan et le financement illicite des partis. Ces deux délits ont été éliminés ! tempête Mario Almerighi, président du tribunal de Civitavecchia. La maladie n’a pas été soignée. Selon Transparency International, nous sommes l’un des pays européens le plus corrompu. Et le Botswana l’est moins que nousà » La moralisation attendue n’a pas eu lieu et l’opinion s’est lassée des chiens de garde de la vertu. Alors, quand l’inoxydable leader de la Démocratie chrétienne pendant un demi-siècle, Giulio Andreotti, poursuivi pour ses liens avec la Mafia, se voit » acquitté « , comme le proclame le fameux talk-show Porte à porte, ce soir de 1999, l’Histoire retient qu’il fut un martyr de la justice. En réalité, pour les faits antérieurs à 1980, il a bénéficié d’une prescription. » Et, pendant des années, se désole un juge, on l’a vu à la télé pérorer sur ses migraines ou les problèmes de la lire italienneà «
Héros à l’étranger, le juge italien est méprisé chez lui
Il y a longtemps que l’héroïsme n’est plus de mise dans les prétoires. » Depuis Mains propres, ça va de mal en pis, résume Almerighi. Le pouvoir est telle une araignée qui, chaque fois que sa toile est trouée par un coup de la magistrature, raccommode le trou en rendant la toile plus solide. Et, désormais, elle est en acier ! » Mais Berlusconi n’est pas le seul responsable. » La gauche, malgré ses promesses électorales en 2006, n’a pas effacé les lois de la honte de Berlusconi « , souligne Spataro. Edmondo Bruti Liberati, ancien président de l’ANM, observe, lui, que » le gouvernement Prodi, en 2006, a fait voter, sous la pression de la droite, l’indulto, une réduction de peine de trois ans – du jamais-vu – qui a épargné la prison à près de 25 000 détenus, dont l’ancien avocat de Berlusconi Cesare Previti, condamné pour corruption de juges « à
» Resistenza ! » Le juge totem de » Mains propres « , Antonio Di Pietro, a choisi, pour sa part, de continuer à cogner dans la politique, avec son parti Italie des valeurs (environ 8 % dans les sondages). Onze ans qu’il dépose, chaque année, une proposition de loi, une ligne, pour interdire à une personne condamnée de se présenter aux élections. Bilan : » Au Parlement, plus de 70 élus ont des problèmes avec la justice et 18 ont été condamnés définitivement, détaille Peter Gomez, journaliste à L’Espresso. Soit environ 10 % ! » Di Pietro : » Et ces gens font la réforme de la justice ! Le système italien est malade et la société a un problème d’éthique publique. Pendant toutes ces années, les citoyens ont eu l’impression qu’à être plus forts et plus malins on gagne à tous les coups. «
Et Berlusconi a atteint une sorte d’apogée. Il ne fait pas que travailler à son casier vierge, il diffuse un état d’esprit, par le canal de la télévision, où le coupable est la victime et vice versa, où l’acquittement, peu importe les motifs juridiques, vaut l’absolution politique, où le conflit d’intérêts est la norme. » Nous, les magistrats, nous sommes le miroir d’un pays dévasté « , soupire Spataro. Quand il entend Berlusconi seriner que les juges sont des fous furieux, il pense à son collègue Guido Galli, assassiné avec le Code pénal à la main. Il a suspendu sa photo dans son bureau. Car les magistrats d’aujourd’hui sont aussi les dépositaires de ceux d’hier. Les morts les regardent. » Nous vivons comme une schizophrénie, explique Davigo. A l’étranger, on nous invite à donner des conférences ; ici, on nous couvre d’insultes. «
En attendant, les problèmes perdurent. » A Milan, le troisième parquet d’Italie, il manque 45 % du personnel administratif. La police me prête des gens pour faire un boulot de secrétaire « , déplore Spataro. Au-delà, tous parlent d’un système inefficace : » Ici, on va en prison avant d’être condamné et on est libre après, résume Almerighi. L’Italie est le seul pays en Europe où, après le jugement de première instance, l’accusé est considéré comme « en attente de jugement ». Il doit encore passer par l’appel et la cassation. Cela peut prendre quinze ans, largement de quoi arriver à la prescription, qui court depuis que le délit est commis. » Ce » garantisme « , cette volonté de garantir les libertés des citoyens, » protège finalement plus les délinquants que les honnêtes gens » et, à force de lourdeur et de formalisme, en oublie l’exécution des peines. » Ce n’est pas par hasard, conclut-il, qu’il y a de nombreux délinquants parmi nos immigrés. Ils savent qu’ils ont l’impunité, ici. » ça tombe bien, Berlusconi veut montrer aux laveurs de carreaux clandestins que c’est fini, le temps de l’impunité.
Delphine Saubaber, avec Vanja Luksic