» La langue unique, signe du totalitarisme « 

Le récit de la tour de Babel n’a pas fini de produire ses secousses : les hommes ayant échoué dans leur tentative d’établir une langue unique, les voilà condamnés à parler plusieurs langues. Une malédiction ? Non, une chance, rétorque François Ost. Ce juriste et philosophe belge, vice-recteur des Facultés universitaires Saint-Louis, à Bruxelles, entonne dans son dernier livre, Traduire (*), un plaidoyer en faveur du multilinguisme. Il défend la langue française, qu’il estime menacée par le globish, mais sans céder à un francocentrisme arrogant. Son discours, forcément, trouvera un écho particulier en Belgique, pays trilingue… Par le passé, François Ost s’était singularisé en écrivant sur des thèmes aussi divers que la philosophie du droit, le marquis de Sade, l’écologie politique ou la question du voile islamique. Avec ce nouvel essai touffu et inspiré, il confirme qu’il est l’un des intellectuels belges les plus originaux.

Le Vif/L’Express : Vous venez d’écrire un essai qui est une apologie du multilinguisme. Mais vous, combien de langues parlez-vous ?

François Ost : La pire des questions… J’en parle trois : français, anglais, néerlandais. J’en lis beaucoup plus, par habitude du travail scientifique : espagnol, italien, allemand… Mais c’est justement parce que j’éprouve le sentiment de parler beaucoup trop peu de langues que je suis convaincu de l’utilité de la traduction.

Parler une seule langue ne suffit pas. Les francophones commencent à s’en rendre compte, eux qui se sont longtemps complu dans l’idée que le français était  » une grande langue « , ce qui les dispensait d’en apprendre d’autres.

C’est une prise de conscience tout à fait salutaire. Du reste, les statistiques montrent que la France, avec 13 % des traductions réalisées dans le monde, est devenue le premier pays traducteur. La langue française s’ouvre, car elle prend conscience de sa position plus faible dans le monde. Les francophones perçoivent la nécessité de défendre leur langue. Cette défense ne doit toutefois pas être animée par un nationalisme ombrageux, mais par un esprit de plurilinguisme. Le français ne se sauvera, par exemple dans les institutions internationales, que s’il promeut l’usage de plusieurs langues.

Concrètement, qu’est-ce que cela implique ?

Je soutiens le programme d’Amin Maalouf pour rendre trilingues tous les petits Européens : préserver sa langue maternelle, apprendre une autre langue européenne, généraliser l’enseignement de l’anglais comme troisième langue.

Réaliste ?

Oui. L’exemple luxembourgeois le montre. Les enfants y sont éduqués dans leur langue maternelle, le luxembourgeois. Ensuite, à l’école primaire, ils apprennent l’allemand et le français. Ce n’est que dans le cycle secondaire qu’ils abordent l’anglais. En fin de compte, les Luxembourgeois sont presque tous trilingues, voire quadrilingues. L’anglais bénéficie d’un avantage comparatif, car il est davantage présent dans la chanson, dans les séries télé. Les jeunes ont une formation presque spontanée en anglais. Donc le volontarisme dans l’éducation devrait être d’apprendre une autre langue européenne à titre de deuxième langue.

Dans ce schéma, l’anglais est relégué au rang de troisième langue, mais devient néanmoins la seule langue commune à tous les Européens.

De facto, elle l’est déjà. Dans le monde entier, l’anglais s’est imposé comme langue de communication.

Partagez-vous le point de vue développé dans un récent hors-série du Monde diplomatique, qui présentait l’anglais comme la  » langue-dollar  » ?

Absolument pas. L’anglais est une fantastique langue de culture. Mais les premiers qui souffrent d’une banalisation du globish, ce sont les Anglais eux-mêmes, tant sur le plan de la précision de la langue scientifique que de la créativité de la langue culturelle. Il me paraît essentiel de distinguer langue de culture et langue de services. Le globish, cette langue des aéroports et des agences de voyages, est utile comme langue de services. Mais il serait dommage de sacrifier nos langues de culture sur l’autel de la communication.

Vous défendez l’idée que toute langue est  » le miroir d’une culture « . Cela ne revient-il pas à sacraliser exagérément les langues ? Leur fonction ne doit-elle pas être, avant tout, de permettre la communication ?

Plusieurs preuves empiriques permettent de répondre à cette question. Des auteurs comme Samuel Beckett ou Julien Green ont raconté que, quand ils se traduisaient eux-mêmes de l’anglais en français, ou vice versa, ils avaient la sensation de rédiger un livre différent. Julien Green écrit par exemple :  » En me relisant, je m’aperçus que j’écrivais un autre livre, tout l’éclairage du sujet était transformé. En anglais, j’étais devenu quelqu’un d’autre.  » Pourquoi un tel étonnement de la part de Green ? Parce qu’une langue véhicule une vision du monde. Autre indice de cette vérité : le découpage des objets du monde, sur des terrains aussi simples que celui des couleurs, varie d’une langue à l’autre. On cite toujours le cas de la langue des Inuits qui contient plus de vingt termes différents pour désigner le blanc. Un mode de vie lié à la banquise, à la neige, a généré un vocabulaire très précis pour décrire les variantes de cette couleur-là. Les temps verbaux, les rapports de parenté s’expriment également de façons extraordinairement différentes d’une langue à l’autre.

Le philosophe belge Philippe Van Parijs critique l’action de la Francophonie en Afrique, qu’il accuse de néocolonialisme. Vous partagez ces critiques ?

Certainement pas. Demandons d’abord l’avis aux artistes, aux musiciens, aux poètes africains, notamment ceux qui sont diffusés par Le monde est un village ( NDLR : une émission radio de la RTBF). Il existe une multitude de langues pour l’usage quotidien en Afrique. A côté d’elles, au moins pour l’Afrique de l’Ouest, le français sert de langue de communication commune. On s’enrichit par l’apprentissage de différentes langues.

Vous ne voyez rien d’indigne à vouloir maintenir coûte que coûte une présence francophone en Afrique ?

Je pense que le français peut être un atout, une courroie de transmission, à condition de proposer et pas d’imposer. Cette politique des langues ne doit pas être, comme elle l’a souvent été dans le passé, une politique d’hégémonie violente. Je pense au contraire que c’est une chance d’accès à la mondialisation, mais une mondialisation plurielle. Je lutte contre la pensée unique, et donc contre la langue unique. Pas seulement pour la beauté d’aligner différentes langues. Il y a, derrière ce combat, un aspect philosophique essentiel. Si on est éduqué dans un monolinguisme absolu, on ne voit plus ni les potentialités ni la fragilité de sa propre langue. Pour moi, c’est l’aveuglement majeur, la véritable et seule barbarie : imaginer que le monde se dit en une seule langue.

Pas étonnant, donc, que les nazis aient voulu remodeler la langue allemande, pour en éradiquer tout ce qui était undeutsch (non germanique).

Exactement. Dans son roman 1984, George Orwell montre bien comment le totalitarisme de Big Brother passe par la construction d’une langue appauvrie, dont on a enlevé toutes les nuances, la novlangue.

N’est-ce pas l’un des avantages de vivre en Belgique ? Personne ne peut croire qu’il n’existe qu’une seule vision du monde.

Cette belgitude faite de métissage est très précieuse. Si on remonte à deux générations, je suis moi-même flamand. Je regrette que la Belgique ait raté sa chance de devenir un pays réellement bilingue. La responsabilité incombe à l’aveuglement des élites francophones, auquel répond maintenant une crispation de la nation flamande. L’expérience belge le montre : le multilinguisme et la traduction, ce sont aussi des expériences éthiques, en termes d’hospitalité. Et celle-ci n’est jamais facile, elle implique un effort. On ne fait pas encore assez en reconnaissant que celui qui me fait face est un autre moi-même. Autrement dit, l’idéologie sous-jacente aux droits de l’homme, qui consiste à dire  » tous les hommes sont égaux « , reste porteuse d’hégémonisme et de violence. Elle recèle le danger de projeter sur l’autre sa propre image, et de réduire à peu de choses les différences.

Quel est l’idéal qui se cache derrière le multilinguisme ?

Un idéal de commune humanité. Ce qui est en vue, c’est un universel pluriel, porteur de tolérance et de fraternité. Parler la langue de l’autre, cela revient à reconnaître que l’autre poursuit lui aussi une forme de vérité. Cela signifie que ma connaissance de l’universel n’est pas la seule.

Y a-t-il une dimension spirituelle dans le fait de parler plusieurs langues ? Si l’on en croit le mythe de la tour de Babel, Dieu ne voulait pas que les hommes parlent une langue unique.

L’interprétation de ce récit biblique n’a évolué que très récemment. On a longtemps considéré Babel comme une catastrophe : Dieu avait puni les hommes en faisant s’écrouler la tour, afin de les disperser et de les condamner à parler plusieurs langues. En relisant mieux les textes, on s’aperçoit que les fils de Noé étaient déjà dispersés avant même l’épisode de la tour. Le récit doit dès lors être compris comme le repli hégémonique d’un groupe, qui a voulu imposer une langue unique à tous ses voisins. C’est ce projet qui a échoué, et qui a d’ailleurs échoué de lui-même. Le texte biblique dit très explicitement :  » Et ils arrêtèrent de construire la ville.  » Ce n’est pas le poing divin qui écrase Babel. C’est tout simplement la preuve de l’inanité de ce type de projet. La multiplicité des langues doit nous apparaître comme une chance, et pas du tout comme une condamnation.

Vous n’êtes pas un supporter de l’espéranto…

L’espéranto était une belle utopie d’un juif, Ludwik Zamenhof, né dans le nord-est de la Pologne à la fin du xixe siècle. Souffrant de toutes les persécutions dont son peuple était l’objet, il rêvait d’une langue universelle. L’idée est sympathique, mais le phénomène de babélisation n’a pas tardé à gagner l’espéranto lui-même. Dès le moment où l’espéranto est devenu un phénomène connu, parlé par quelques dizaines de milliers de locuteurs, il s’est logiquement diversifié. On peut aussi remarquer que l’espéranto n’est qu’un bricolage à partir de quelques langues européennes. On est très loin d’une langue de synthèse universelle.

La gauche française a activement participé à l’éradication des langues régionales (breton, basque, occitan…). Une partie du mouvement communiste international a défendu l’espéranto. Peut-on dire que la langue unique est une utopie laïque, tandis que les religieux sont plus favorables au multilinguisme ?

Je ne pense pas. L’islam, par exemple, est une religion qui a toujours été très réticente vis-à-vis de la traduction du Coran, considérant qu’il s’agissait d’un texte sacré dicté par Allah à Mahomet dans une langue sacrée, l’arabe.

Au sein même du monde chrétien, le clivage entre protestants et catholiques passait également par la langue, non ?

Lorsqu’il traduit la Bible en allemand, Luther constitue du même coup la langue allemande moderne. Chez Luther, il y avait une cohérence de l’attitude. Il réclamait pour chacun des croyants le droit d’une interprétation personnelle du texte, dans un face-à-face avec Dieu. Assez logiquement, il menait aussi un combat pour la promotion des langues vernaculaires. Dans les deux cas, cela revenait à se distancier du dogme romain, et donc de la langue latine.

Hommes politiques néerlandophones et francophones se comprendraient-ils mieux s’ils se parlaient sur un terrain neutre : l’anglais ?

Il existe une alternative : parler chacun sa langue. Cela permet d’aller au bout de sa pensée, de nuancer son propos et de manier l’humour. De plus, en fonctionnant de la sorte, on se forme en écoutant l’autre. On peut aussi glisser à certains moments vers la langue de l’autre, par courtoisie, sans que ce soient toujours les néerlandophones qui doivent parler français.

Parler la langue de l’autre, une question de courtoisie ?

Une question d’efficacité, aussi. On ne réussira la construction européenne que si les citoyens y adhèrent, et ils ne le feront que s’ils s’y reconnaissent. L’efficacité même des institutions européennes implique des brassages linguistiques, des communications dans des langues qui sont celles des citoyens, notamment au Parlement.

Si les débats au Parlement européen se déroulaient en anglais, cela n’aurait-il pas l’avantage d’économiser d’énormes frais de traduction ?

Le coût de la traduction représente moins de 2 euros par an et par citoyen européen. Soit 0,8 % du budget administratif de l’Union européenne. Ce n’est pas cher payé pour faire justice à l’identité des différents groupes.

Existe-t-il un exemple au monde de plurilinguisme réussi ?

La Confédération helvétique, donc la Suisse, est un modèle assez réussi de respect mutuel des différentes langues. Ce modèle repose d’abord sur un volontarisme des pouvoirs publics, qui subsidient les langues plus faibles, comme l’italien et le romanche. Il existe également une culture de l’échange multiculturel : dans les réunions, chacun parle systématiquement sa propre langue. Ajoutons enfin l’absence d’arrogance de la langue dominante, qui est l’allemand, parce que l’allemand parlé en Suisse est lui-même divers : il relève de plusieurs dialectes locaux davantage que de l’allemand standard, le Hochdeutsch.

(*) Traduire. Défense et illustration du multilinguisme. Fayard.

Propos recueillis par François Brabant – photos : frédéric pauwels/luna

 » Imaginer que le monde se dit en une seule langue : voilà la véritable barbarie « 

 » Je lutte contre la pensée unique, et donc contre la langue unique « 

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