La joute démocratique

Avec quel pourcentage Jacques Chirac sera-t-il reconduit, dimanche soir, à la présidence de la France ? C’est à peu près la seule question que beaucoup se posent à la veille du second tour, confiants dans le ressaisissement des 11,7 millions d’abstentionnistes du premier tour, et parmi lesquels on veut croire que les anti-Le Pen sont largement majoritaires. Plus que jamais se vérifiera l’adage : « Au premier tour, on choisit; au second, on élimine. » Mais quel que soit son score, le président sortant sera réélu sans gloire, puisque des millions de Français auront voté pour lui par défaut, voire en se pinçant le nez. Une grande partie de ceux-là ne manqueront d’ailleurs pas d’envoyer le contre-signal, en juin prochain, en préférant la gauche aux élections législatives.

C’est pourtant dès le matin du 6 mai que d’autres dispositions s’imposeront à l’ensemble de la société française. Dans un pays où la défiance envers la classe politique et l’appareil administratif a révélé aussi brutalement son acuité, il faudra que les pouvoirs publics inventent une autre façon de gérer, que les électeurs apprennent la participation active et que les médias poursuivent le formidable travail d’analyse critique de ces derniers jours. A cet égard, l’attitude des uns et des autres vis-à-vis de l’extrême droite restera sans doute très commentée, à en juger par les réactions au refus de Chirac de rencontrer Le Pen à la télévision. Estimant que, « face à l’intolérance et à la haine, il n’y a pas de compromissions, pas de débat possible », le président sortant rompait avec un authentique rituel dont la journaliste Christine Ockrent notait déjà en 1988 qu’il était devenu « constitutif de la démocratie » (1).

Instauré en France, en 1974, avec le face-à-face Mitterrand-Giscard, le duel cathodique (« qui est à la politique ce que la marche vers l’adversaire est au western », dixit Ockrent) avait été inventé aux Etats-Unis en 1960. Le 26 septembre de cette année-là, John Kennedy, fringant, imposait son style bien plus que ses idées face à un Richard Nixon fatigué et mal maquillé. Les deux candidats répondaient tour à tour aux journalistes et ne débattaient pas directement. Mais les grandes règles de la joute télévisée étaient posées. Et, d’emblée, les spectateurs jugeaient davantage la forme que le fond. Il n’est pas étonnant, dès lors, que 69 % des Français, selon un sondage réalisé le 23 avril, aient souhaité l’affrontement Chirac-Le Pen. La promesse d’une empoignade saignante suffisait à émoustiller le citoyen et à conforter le constat que Roger-Gérard Schwartzenberg formulait voici vingt-cinq ans : « Ce que beaucoup attendent d’une campagne politique, ce n’est pas de l’information, mais du divertissement » (2).

Chirac a-t-il eu raison de renoncer à ce débat ? Assurément, oui. Bien entendu, ses raisons réelles et intimes sont vraisemblablement peu glorieuses. Le candidat avait tout à craindre d’un étalage d' »affaires » qui entachent son portrait de grand humaniste et qui l’enferment dans le rôle de sa marionnette « Supermenteur » des Guignols de l’info. Mais les arguments de fond pour refuser le débat avec le leader de l’extrême droite n’en sont pas moins pertinents. Epinglons-en quatre. Premièrement, Le Pen l’a assez prouvé sur le plateau des chaînes françaises: il ne se déplace pas pour débattre mais pour se battre. Catcheur sans règle ni respect, l’homme ne songe qu’à en découdre, au besoin par l’injure et la vocifération. Deuxièmement, Chirac ne pouvait pas trouver sa place sur ce terrain-là. Quand, à la télévision, l’argumentation et le slogan s’affrontent, c’est toujours le second qui l’emporte. Il est illusoire de penser que le candidat néogaulliste aurait bénéficié de toute manière d’un avantage moral. Troisièmement, le Front national aurait reçu la plus formidable vitrine médiatique dont il puisse rêver, sans possibilité pour la télévision de décoder, analyser, démonter le discours extrême. Ou alors seulement plus tard, dans un autre contexte et avec des millions de spectateurs en moins. Quatrièmement, la banalisation de Le Pen aurait été totalement consacrée. Le chef frontiste traité comme un possible président de la République, c’est le sommet de la reconnaissance de facto.

Les urnes n’avaient-elles pas déjà établi cette reconnaissance ? Certes, et ne pas l’admettre relèverait du déni de démocratie. Il faut donc répéter deux constats concomitants : le FN est un parti légal, avec des mandataires élus régulièrement et un candidat à l’élection présidentielle présenté dans les formes requises. Mais cela n’implique, ni juridiquement ni moralement, qu’il faille ouvrir sans broncher des boulevards médiatiques à sa propagande antidémocratique.

Le vieux dilemme est ainsi reposé, en France et ailleurs : quelle place réserver dans les médias à un parti autorisé mais ennemi de la démocratie ? Désemparés voici quelques années lorsque le Vlaams Blok et le FNB montaient en puissance, la presse s’est forgé, en Belgique, une ligne de conduite en deux principes: ne pas diaboliser ces formations et leurs électeurs, sous peine de les « victimiser », et garder à leur égard la maîtrise d’une information critique, ce qui exclut de leur céder la parole sous forme d’interviews, de tribunes libres ou de débats. On sait qu’en Flandre et en France, dans un contexte plus difficile qu’en Communauté française, la seconde règle ne fut pas toujours respectée.

Reste, au-delà d’une période ou d’un parti particuliers, à fournir un indispensable travail de fond pour rendre aux actes politiques leur lisibilité et leur sens. C’est notamment le propos des médias d’analyse, auxquels Le Vif/L’Express se flatte d’appartenir. Alors seulement, un débat, très souhaitable celui-là, peut reprendre vigueur et s’étendre dans la population. Les milliers de manifestants dans les rues, ces deux dernières semaines, ont montré que ce n’était pas impensable.

(1) Duel. Comment la télévision façonne un président. Hachette.

(2) L’Etat spectacle. Flammarion.

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