La honte de l’Amérique

Le  » zoo humain  » de Guantanamo, c’est tout sauf de la fiction. Simon Petermann, professeur honoraire de relations internationales à l’université de Liège et de Bruxelles, s’est rendu à plusieurs reprises dans cette prison. Il en témoigne dans Guantanamo, les dérives de la guerre contre le terrorisme (1) : une indispensable synthèse.

Le Vif/L’Express : à quel titre avez-vous pu visiter Guantanamo et avec quelle liberté de mouvement ?

Simon Petermann : je m’y suis rendu en 2005, 2006 et 2007 en tant qu’expert pour une commission présidée par Anne-Marie Lizin de l’Assemblée parlementaire de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), qui recommandait dans chacun de ses rapports la fermeture du centre de détention situé sur la base navale américaine de Guantanamo Bay (Cuba). Je n’ai donc pas vu le sinistre camp X-Ray, avec ses hommes encagés, dont les images ont fait le tour de la planète, et qui a été fermé très rapidement en 2002. La condition de ces missions était de ne pas entrer en contact avec les détenus. J’avoue que j’ai souvent éprouvé un profond malaise en visitant cette sorte de zoo humain. Mais le manque de contacts individuels a été compensé par les nombreux entretiens avec des officiels militaires et politiques au plus haut niveau, avec des avocats et des représentants d’ONG, dont Human Rights Watch et, surtout, avec le Center for Constitutional Rights, qui a porté les premières plaintes en justice à partir de 2004.

Je n’ai pas voulu écrire un pamphlet anti-Bush, encore moins anti-américain, d’autres s’en sont chargés. Avec un regard froid, j’essaie de décrire, à la fois les conditions de détention et les techniques d’interrogatoires qu’évoquent les fameux  » mémos de la torture  » divulgués par l’administration Obama en avril 2009. En fait, ces techniques, dont le  » waterboarding  » (simulacre de noyade), étaient connues depuis longtemps, grâce au FBI et à des officiers américains qui ont marqué très vite leur désaccord sur l’utilisation de ces méthodes.

Comment expliquez-vous que les Américains se soient fourvoyés dans ce  » goulag tropical  » ?

Je n’aime pas l’expression  » goulag  » utilisée par exemple par Amnesty International. Guantanamo n’a rien de commun avec le goulag stalinien. On ne comprend pas Guantanamo si l’on ne se replonge pas dans le contexte de l’après-11 septembre 2001. L’Afghanistan est alors la base arrière d’Al-Qaida, qui a revendiqué les attentats ayant causé la mort de près de 3 000 personnes sur le sol américain. Un acte de guerre, vécu comme tel, profondément traumatisant pour l’opinion américaine. Une fois le régime des talibans détruit, les Américains se sont retrouvés avec des milliers de prisonniers sur les bras. Beaucoup leur ont été livrés, contre paiement de primes, par les  » seigneurs de la guerre  » regroupés dans l’Alliance du Nord, comme le général ouzbèk Dostum. Parmi ces prisonniers, on trouve à la fois des talibans afghans, des étrangers d’une quarantaine de nationalités qui se sont entraînés dans les camps d’Al-Qaida (surtout des Pakistanais, des Saoudiens et des Yéménites), mais également beaucoup de civils qui se trouvaient au mauvais moment au mauvais endroit…

Complètement dépassés, les Américains ?

Ils n’ont pas fait dans le détail. Ils ont envoyé beaucoup de monde à Guantanamo, persuadés que d’autres attentats étaient sur le point d’être commis et qu’il fallait donc faire parler les captifs. Ne disposant en Afghanistan que de très peu d’interrogateurs professionnels, souvent dans l’ignorance des réalités de terrain, et des traducteurs médiocres, au bout du compte, ils n’ont obtenu que des informations de piètre qualité, même en n’étant pas regardant sur les méthodes pour les extorquer. Guantanamo, ce bagne au bout du monde, est finalement devenu une sorte de laboratoire destiné au recueil de renseignements plus qu’à la détention de prisonniers.

Combien de personnes ont transité par la base de Guantanamo ?

Les listes ont été publiées tardivement. A un moment, on a parlé de près de 900 détenus. Le chiffre de 774 est probablement plus proche de la réalité. Actuellement, il ne reste que 240 détenus à Guantanamo, dont quelques  » gros poissons  » du calibre de Khaled Cheikh Mohammed, qu’on suspecte d’être le  » cerveau  » des attentats du 11 septembre 2001. Avant leur transfert à Guantanamo en septembre 2006, plus d’une quinzaine de ces membres d’Al-Qaida croupissaient dans des  » prisons secrètes  » de la CIA où ils ont été soumis à d’incessants interrogatoires musclés s’apparentant à la torture. Depuis lors, beaucoup de prisonniers ont été renvoyés chez eux, mais pas tous.

Pourquoi ?

Parce que les Américains veulent être sûrs qu’il ne s’agit pas de pays où l’on pratique la torture ! Exemple : les Ouïgours (musulmans chinois) qui risquent la peine capitale en Chine. Résultat, quelques-uns ont été transférés en… Albanie et d’autres attendent depuis près de deux ans à Guantanamo leur transfert dans un pays d’accueil. Actuellement, les pays européens se font toujours tirer l’oreille pour accueillir, à titre humanitaire, des détenus de Guantanamo qui ne peuvent être transférés dans leur pays d’origine. Des pays comme la France, l’Espagne ou la Belgique craignent probablement l’influence qu’ils pourraient exercer sur les communautés locales. En attendant des informations fiables sur leurs antécédents, nos pays restent très frileux. En 2005, la Belgique a repris les deux détenus de Guantanamo de nationalité belge. Moussa Zemmouri, d’origine marocaine, détenait au moment de sa capture à Kandahar, en 2002, une lettre d’Al-Qaida appelant à commettre des attentats, dont il a d’ailleurs contesté la portée. Mesut Sen, d’origine turque, a été arrêté en 2001 au Pakistan. Il avait séjourné dans un centre de transit des talibans, à Jalalabad. Les preuves recueillies par le parquet fédéral n’étant pas concluantes, celui-ci a finalement prononcé un non-lieu.

Qu’est-ce qui a forcé l’administration Bush à reculer ?

Les organisations de défense des droits de l’homme qui dénoncent les violations des conventions internationales ; certains grands journaux américains, qui pointent les dérives antidémocratiques de l’administration Bush ; l’acharnement des avocats des détenus et les pressions internationales. Mais, sur le plan juridique, le système prend du plomb dans l’aile dès 2004, avec une première décision de la Cour suprême favorable aux droits des prisonniers. Au c£ur de la controverse, le  » trou noir juridique  » de Guantanamo, et le statut des détenus qualifiés de  » combattants ennemis « , qui les soustrait à la justice ordinaire et à la protection des conventions de Genève.

Une saga judiciaire sans fin?

La saga judiciaire se poursuit pendant des années et elle n’est probablement pas terminée. Le tournant décisif se produit d’abord en 2004 puis en 2006, lorsque la Cour suprême déclare les  » commissions militaires  » anticonstitutionnelles. La situation juridique est compliquée. La Cour suprême avait le choix entre deux jurisprudences contradictoires : l’affaire Milligan (1866) et l’affaire Quirin (1941). En 1866, la Cour suprême avait jugé que le président ne pouvait pas, en tant que chef des armées, instituer un tribunal militaire pour juger les instigateurs d’une rébellion armée ; et que seul le Congrès avait ce pouvoir. En 1942, la Cour suprême, sous la pression de l’Exécutif, renverse cette jurisprudence et autorise des tribunaux militaires à juger huit saboteurs nazis qui avaient accosté clandestinement aux Etats-Unis… Le président Bush échaudé, décide en 2006, juste avant les élections de mi-mandat, alors qu’il dispose encore d’une majorité au Congrès, de faire adopter le Military Commissions Act, qui donne enfin une base légale aux  » commissions militaires « . Ce n’est qu’après deux ans qu’elles se réunissent pour juger Khaled Cheikh Mohammed et ses comparses, mais leur fonctionnement a été chaotique. Finalement en 2009, les procédures devant ces commissions sont suspendues par le président Barack Obama, qui, depuis lors, leur cherche une alternative, où les droits de la défense seraient renforcés, mais sans – jusqu’à nouvel ordre – les abolir, au grand dam des organisations de défense des droits de l’homme.

La bataille s’est donc jouée sur le terrain juridique…

Oui, très certainement, et cela constitue une preuve de la vitalité démocratique des Etats-Unis. Outre les grandes décisions de la Cour suprême, le harcèlement judiciaire a été permanent, y compris de la part d’avocats militaires commis d’office, une cinquantaine au total, dont certains, comme celui comparé à Tom Cruise dans le film Des hommes d’honneur, tourné en 1992 sur la base de Guantanamo, n’ont pas hésité à défier leur hiérarchie. Quant aux interrogatoires musclés, dénoncés de toutes parts, ils semblent avoir cessé à partir de 2006.

La lutte contre le terrorisme ne sort pas renforcée de Guantanamo…

Au contraire, la zone de non-droit de Guantanamo et, plus encore, le scandale de la prison d’Abou Ghraib (Irak), en avril 2004, ont durablement desservi la lutte contre le terrorisme et sapé la cause des Etats-Unis, non seulement dans le monde musulman, mais même en Europe et en Amérique latine. La lutte anti-terroriste a du coup largement manqué son but même si des résultats ont été obtenus grâce à la coopération internationale. Le président Barack Obama a parfaitement compris qu’il fallait renverser la vapeur pour restaurer la crédibilité démocratique et morale des Etats-Unis.

Barack Obama ira-t-il jusqu’à poursuivre, comme le réclament les organisations des droits de l’homme, les agents de la CIA qui ont pratiqué la torture ?

Il marche sur des £ufs… Au siège de la CIA, à Langley, il a promis de ne pas les poursuivre devant la justice pour ne pas exposer ou démotiver les agents encore engagés dans la lutte contre le terrorisme. Mais l’affaire risque de connaître de nouveaux rebondissements.

(1) Guantanamo, les dérives de la guerre contre le terrorisme, par Simon Petermann, André Versaille éditeur, en librairie le 25 mai prochain.

Entretien : Marie-Cécile Royen

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