Beaucoup ont découvert l'autrice via l'adaptation au cinéma de son roman Il faut qu'on parle de Kevin. © DR

« La gym, c’est l’antijoie »

Impitoyable et sulfureuse depuis Il faut qu’on parle de Kevin, la romancière américaine Lionel Shriver s’en prend cette fois à l’addiction au sport et au culte de la course à pied. Avec toujours la même honnêteté glaçante, mais, cette fois, avec peut-être aussi un peu plus d’humour que de cruauté.

« Personne n’aime courir. Les gens font semblant, mais ils mentent. La seule satisfaction, c’est d’avoir couru. Sur le moment, c’est ennuyeux et pénible, dans le sens où il faut fournir un effort, et non parce que c’est difficile de savoir le faire. C’est répétitif. N’espère pas y trouver la révélation de quoi que ce soit. […] Mais j’ai au moins la joie de ne plus faire partie de la masse des abrutis qui soufflent de concert en pensant tous être tellement différents. »

Ainsi s’exprime Serenata, jeune sexagénaire au centre du nouveau roman de Lionel Shriver (1): des décennies de running et de fitness au compteur, stoppées net à la suite de problèmes de genoux. La voilà donc très irritée face à Remington, son mari fraîchement licencié/retraité, qu’elle n’a « jamais vu courir, même d’ici au salon », mais qui veut soudain se lancer… dans un marathon. Et même un triathlon, le fameux MettleMan, réservé aux sportifs de l’extrême. D’ici là, leur fragile équilibre de vieux couple va en prendre un sérieux coup – « Au lit, chacun lisait – Remington un livre intitulé Endurance. L’esprit, le corps et les exceptionnelles limites extensibles de la performance humaine – et, elle, un numéro récent du New Yorker« . En compagnie de sa narratrice, elle se pose mille questions, terribles de franchise, sur le couple, les vieux couples, sa propre peur de vieillir ou cette nouvelle mode du sport à tout prix, ce culte des sports extrêmes qui a envahi la planète: « Cela valait peut-être la peine de se demander si l’engouement pour le sport d’extrême endurance étanchait une soif de religion, même chez les laïcs comme son mari. La religion a toujours été hostile au plaisir. »

Ma génération de boomers croit vraiment que s’ils courent assez, ils ne vieilliront pas et ne mourront pas! Et c’est pire qu’une maladie, ça se répand partout.

Hors compétition

On l’aura compris, et la romancière nous l’a confirmé lors de son récent passage à Paris, Lionel Shriver n’aime pas beaucoup « cette obsession de l’exercice et ce culte du corps, la seule chose que jeunes et vieux ont en commun désormais. Ma génération de boomers croit vraiment que s’ils courent assez, ils ne vieilliront pas et ne mourront pas! Et c’est pire qu’une maladie, ça se répand partout ; je sais que les Chinois se mettent à courir en masse, et la dernière fois que j’étais en Australie, tout le monde, partout, portait du « athleisure » (NDLR: terme générique d’un style vestimentaire entre streetwear et gymwear, en résumé, des vêtements de sport portés en dehors du sport). Et ce n’est pas parce que c’est confortable, mais parce que nous sommes dans des sociétés qui prônent la compétition permanente, la performance. Plutôt que d’apprendre le tennis (NDLR: qu’elle pratique et adore, et y a même consacré un roman, Double Faute , en 2010) ou le foot, on trouve plus intéressant d’aller à la gym, de faire des choses répétitives et ennuyeuses, et que l’on célèbre justement parce qu’elles sont répétitives et ennuyeuses! Avec le sport, ces sports-là, on parle de souffrance, de sacrifices, jamais de joie. La gym, c’est l’antijoie! »

(1) Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes, par Lionel Shriver, éd. Belfond, 383 p.
(1) Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes, par Lionel Shriver, éd. Belfond, 383 p.

Et Lionel Shriver d’entériner, aussi, ce qui tient de l’évidence, plus encore que dans ses précédents romans: « Je confesse, quelle surprise, que je ressemble beaucoup à Serenata. » Ce qu’elle sait pertinemment ne pas être un compliment: sa nouvelle héroïne, aux portes de la misanthropie, jette un regard aussi féroce qu’honnête sur ses contemporains, mais aussi sur elle-même. « J’aime les personnages qui me dictent leur caractère, pas le contraire. J’aime qu’ils aient conscience de leur mortalité, conscience de leurs propres failles et contradictions, sans hypocrisie. Et cette conscience est forcément partagée par le lecteur. On me reproche toujours de ne créer que des personnages pas attrayants, antipathiques. Mais moi, je les trouve très attrayants: j’aime les personnages qui ont conscience de ce qu’ils sont, et qu’ils ne sont pas parfaits. »

Pas parfaits, mais, cette fois, souvent drôles. Et c’est d’ailleurs là la bonne surprise de cet excellent roman, qui mêle réflexion sociétale, saillies politiquement incorrectes et course à pied. Beaucoup ont découvert Lionel Shriver avec Il faut qu’on parle de Kevin (éd. Belfond, 2006), récit chirurgical et glaçant autour d’une mère et d’un fils qui deviendra tueur de masse, d’une gravité encore accentuée par son adaptation au cinéma et la performance de Tilda Swinton. On la retrouve ici dans un registre qu’elle qualifie elle-même de « plus accessible, plus facile à lire, dans le bon sens du terme. Mais c’est un piège, évidemment! Je continue d’essayer d’aller au plus profond. S’il y a quelque chose que la littérature possède, c’est bien ça: exprimer ce qu’on ne dit pas, même à ses proches. » Et dans ce registre, Lionel Shriver n’a pas de concurrents.

Comme son héroïne, Lionel Shriver jette un regard aussi féroce qu'honnête sur ses contemporains... et sur elle-même.
Comme son héroïne, Lionel Shriver jette un regard aussi féroce qu’honnête sur ses contemporains… et sur elle-même.© GETTY IMAGES

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