La guerrière de Wasilla

Gouverneure de l’Alaska, la colistière de John McCain chasse l’ours et le caribou. Mais sa cible favorite reste l’establishment, honni par l’électorat col bleu. Une arme de choc pour le candidat républicain ?

De notre envoyé spécial

Nicky, la serveuse, nous avait dit que ça allait chauffer. Et Nicky disait vrai. Ce mercredi 3 septembre, 200 personnes s’entassent dans les deux salles du Tailgaters Sports Bar & Grill, adossées, faute de place, aux murs constellés de maillots dédicacés, sous une batterie de six écrans plats qui diffusent à plein volume les discours de la convention républicaine.

Ce n’est pas que la politique soit le sport favori des quelque 7 000 habitants de Wasilla, à une heure de route d’Anchorage, la principale ville de l’Alaska. Mais, depuis cinq jours, depuis ce matin du 29 août où John McCain a choisi Sarah Palin, gouverneure de l’Etat et ancienne maire de la commune, pour devenir sa vice-présidente, Wasilla, moche enfilade de concessionnaires auto et de fast-foods sertie dans la somptueuse vallée de Matanuska-Susitna, donne le tempo de la campagne républicaine.

Tous les néons de Parks Highway, l’avenue principale, comme ceux du centre commercial et de la station-service, font alterner les promos pour les bières à 2 dollars ou le buffet karaoké avec des hommages clignotants à l’enfant du pays :  » Congratulations, Governor Palin ! Go, Sarah ! Go, girl !  » (Félicitations, gouverneure Palin ! Vas-y, Sarah ! Vas-y, ma fille !)

Dans le tintamarre du Tailgaters, Phillip Lundstrom, le patron, vêtu d’un maillot rouge  » Go, Sarah !  » tendu à craquer sur sa carrure de bûcheron, tente de fendre une foule de dames choucroutées, de barbus tatoués et de cadres cravatés, en jonglant avec les Warrior Burgers et les chopes d’Alaska Amber :  » Elle est honnête, assure-t-il. Et elle est loyale. Elle saura se faire entendre et cogner, s’il le faut. Et en plus, elle nous permet enfin d’exister sur une carte. « 

La veille, CNN écorchait encore le nom de cette ancienne halte des trains de la ligne de Fairbanks, muée aujourd’hui, avec ses six feux rouges, en simple contretemps sur la voie rapide n° 3. Mais ce soir, à la télévision, Rudy Giuliani en personne, ancien maire républicain de New York, chargé, à des milliers de kilomètres de là, de chauffer l’assistance des 5 000 délégués de Saint Paul avant l’investiture de la vice-présidente, érige Wasilla en icône des valeurs fondatrices de l’Amérique profonde :  » Peut-être môssieur Obama ne juge-t-il pas sa ville assez… cosmopolite ?  » ironise-t-il, bouche pincée. Le Tailgaters exulte. Puis explose, lorsque Sarah Palin apparaît à l’écran.

A la voir s’emparer du podium de Saint Paul, campée devant la foule comme une chanteuse de gospel, on devine le coup de poker de John McCain. Un sénateur de 72 ans, héros du Vietnam aujourd’hui en guerre contre son téléprompteur, et bien en mal de rivaliser avec la prose de Barack Obama, s’est adjoint une bête de scène. Un animal politique, qui incarne à merveille l’anti-élitisme col bleu.

Une version idéalisée du quotidien de la middle class

A 44 ans, cette mère de cinq enfants, chrétienne de choc au mignon minois d’adolescente butée, savamment mûri par les larges lunettes et le rouge à lèvres carnassier, évoque encore la Miss Wasilla de 1984. Un glamour vertueux et combatif qui fait de madame la Gouverneure l’une des porte-parole les plus efficaces de la NRA, la puissante association des porteurs d’armes à feu, et le point de mire de la campagne. De Wasilla à la Floride, 36 millions de téléspectateurs, presque autant qu’au soir du grand show démocrate à Denver, la regardent étriller les  » réseaux politiciens  » de son homologue démocrate Joe Biden et, du haut de ses vingt mois au poste de gouverneure d’un Etat de 620 000 habitants, le manque d’expérience du présidentiable Obama.

Ils contemplent surtout une version idéalisée, pionnière et quasi hollywoodienne du quotidien de la middle class américaine. Une petite dame en jupe noire, qui savait, à 12 ans, abattre un caribou à 300 mètres quand son père, à l’aube, l’emmenait à la chasse. Une superwoman dont l’hydravion, amarré à Wasilla, au ponton de sa maison du lac Lucille, la conduit, selon ses humeurs, au mouillage de son chalutier dans les eaux de Bristol Bay, à la chasse à l’ours dans les monts Chugach ou, dit-on, au combat contre la corruption et le gaspi dans ses bureaux d’Anchorage et de Juneau, capitale de l’Etat.

McCain a promu, aussi, une  » amie des ouvriers « , précieuse en ces temps de crise et de délocalisations. Son mari, Todd, qui fut son petit copain d’école, est désormais technicien de BP sur les forages glaciaires. La candidate rappelle à chaque meeting qu’il appartient au syndicat des métallos, US Steelworkers. Sarah est enfin une femme de conviction, assez patriote pour envoyer en Irak son fils de 19 ans, Track. Et assez hostile à l’avortement, même en cas de viol ou d’inceste, pour mener à terme sa dernière grossesse en sachant que Trig, aujourd’hui âgé de 5 mois, était trisomique.

A Wasilla, on prend comme un honneur la contre-offensive démocrate : Paul Begala, ancien stratège de Bill Clinton, fustige cette  » élue d’un Etat qui compte plus de rennes que d’êtres humains « , et son parcours  » de marin pêcheur et de mère de cinq enfants qui, si intéressant soit-il, ne la qualifie pas pour officier à un battement de c£ur de la présidence des Etats-Unis « . Car Sarah Palin commanderait la première puissance mondiale si John McCain, rescapé de quatre cancers en quinze ans, venait soudain à disparaître.  » C’est elle qui devrait être dans le bureau Ovale, répond Robbie Lane, employé d’une banque d’Anchorage. Elle est brillante, intègre et elle sait comment vivent les gens. « 

En attendant, l’étoile nordique réchauffe de 4 points les sondages de McCain et ranime ses levées de fonds : deux jours après son entrée en campagne, ils atteignent la somme record de 10 millions de dollars. Les paroisses de l’ultradroite républicaine, longtemps méfiantes envers McCain, assiègent les standards de campagne de demandes de badges  » Palin for VP « . Et l’Alaska, Lilliput démographique où les sénateurs courtisent parfois les électeurs en les aidant à déneiger leur trottoir, imprime un ton nouveau à la présidentielle : familial, intime, direct.

 » Toujours en guerrecontre quelqu’un « 

Bristol Palin, la fille aînée, âgée de 17 ans, s’est même attiré des hourras attendris en annonçant, le 30 août, qu’elle était enceinte de cinq mois de son petit ami, Levi Johnston, idole de l’équipe de hockey locale. Car le communiqué, confirmant la nouvelle, était bien tourné, évoquant  » les hauts et les bas d’une famille comme les autres « . Les tourtereaux vont se marier. L’incident est clos. Ou presque. Une semaine de railleries des humoristes sur  » ce soap opera pour bouseux  » a ravivé la guerre culturelle entre l’élite intello de gauche et le monde réputé  » vrai  » des petites villes conservatrices.

Ici, à Wasilla, Sarah incarne l’élite légitime. Une aristocratie de voisinage. Arrivée d’Idaho deux mois après sa naissance, la fille de Chuck Heath, prof de sciences naturelles et entraîneur de l’équipe locale de cross-country, figurait à 15 ans dans une pleine page de l’Anchorage Daily News. A l’époque, son surnom était Sarah Barracuda, allusion à ses qualités de défenseur des Guerrières, l’équipe de basket de Wasilla. Elue Miss Wasilla, elle devient, quatre ans plus tard, entraîneuse des Guerrières, qu’elle conduit à la victoire au championnat de l’Etat.

A 28 ans, revenue de ses études de journalisme dans l’Idaho, mariée à Todd et mère d’un premier enfant, Track, Sarah partage une vie rangée entre les expéditions de pêche sur Bristol Bay et des piges de journaliste sportive pour une chaîne de télévision d’Anchorage. Sa notoriété d’athlète et de dévote de l’Assembly of God, son Eglise pentecôtiste, autant que ses coups de gueule contre la déliquescence des écoles et des institutions au comité des parents d’élèves lui valent l’attention du maire, qui lui propose de briguer un siège au conseil municipal.

C’est l’époque où tout change, à Wasilla. En 1992, la ville atteint les 4 000 habitants, dix fois sa population des années 1970, et se mue en banlieue-dortoir d’une classe moyenne chassée d’Anchorage par les prix de l’immobilier. Un public sensible aux mots d’ordre de la fameuse révolution conservatrice en marche au Congrès de Washington, qui prône les valeurs familiales, l’éviction des élites politiciennes et le laminage des impôts. Sarah, avenante et ultraconservatrice, sert de caution populiste pour le pouvoir local. Elue haut la main sur son programme,  » Visage neuf, idées fraîches « , elle se retourne immédiatement contre ses mentors, refusant de voter l’augmentation de salaire du maire. Sa carrière est lancée.

En emportant la mairie quatre ans plus tard, cette militante anti-establishment vire toutes les sommités de la municipalité, du chef de la police à la bibliothécaire, coupable, dit-on, d’avoir refusé d’expurger ses rayonnages de livres indésirables.  » En six ans aux commandes, je l’ai toujours vue en guerre contre quelqu’un, confie Anne Kilkenny, l’une des rares démocrates de Wasilla. Elle n’a pas changé depuis l’époque où elle était la coqueluche de l’école : accro à sa popularité, impitoyable pour les tièdes. « 

3 200 dollars de royalties pour chacun de ses administrés

Gouverneure d’un Etat détenteur des deuxièmes réserves pétrolières du pays, après le Texas, elle incarne à elle seule les trois principaux points du programme de McCain : la baisse des impôts, la reprise des forages pétroliers (malgré les cris d’orfraie des écologistes) et le grand coup de balai populiste à donner dans un  » Washington cor- rompu « . A Wasilla, Sarah avait réduit la fiscalité de plus de 40 %, misant sur l’explosion de la population et le boom du business, ainsi que l’emprunt, pour financer les infrastructures les plus populaires, tel un nouveau complexe sportif. Elle a été élue gouverneure en 2006, et ses 80 % d’approbation dans les sondages de l’Etat s’expliquent avant tout par le chèque de 3 200 dollars qu’elle s’apprête à verser à chacun de ses 626 000 administrés, solde quinquennal des royalties pétrolières perçues par son gouvernement.

En Alaska, on l’aime bien, Sarah Palin… sauf, peut-être, dans le gotha politique. En 2002, au terme de son deuxième et dernier mandat de maire, elle s’était vu proposer par le gouverneur républicain, Frank Murkowsky, une sinécure à la tête de la commission de l’énergie de l’Alaska. Espérait-il assagir la guerrière populiste ? Raté. Elle démissionne deux ans plus tard, en dénonçant, dans une véritable tempête médiatique, la collusion de ses collègues républicains avec les compagnies pétrolières. S’ensuit une chasse obsessionnelle à la corruption, qui nourrit ses nouvelles ambitions.

En 2006, lorsqu’elle remporte les primaires républicaines locales contre le vieux Murkowsky, Sarah sait déjà qu’elle ne fera qu’une bouchée de son opposant démocrate, Tony Knowles. En prenant ses fonctions de gouverneur, à 42 ans, elle devient la première femme et la plus jeune élue à ce poste. Très vite, elle met en vente sur eBay le luxueux jet officiel de son prédécesseur. Après quoi elle pose sur le divan de son bureau d’Anchorage la peau d’un grizzli abattu par son père dans son enfance. Un hommage à Wasilla.

Au Tailgaters, Sheryl Metiva, la présidente de la chambre de commerce, prévient :  » Elle va vous en mettre plein la vue. Elle est honnête et chaleureuse, directe et claire. Vous pouvez la sous-estimer, mais ce sera à vos risques et périls. « 

philippe Coste; P. C.

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