La guerre des chiffres

A combien évaluer l’économie au noir en Belgique ? Près de 13 milliards d’euros, selon la Banque nationale. Entre 45 et 60 milliards, selon les diverses études universitaires ou de consultants. Qui dit vrai ? Le débat est loin d’être terminé.

Chiffrer l’économie au noir n’est pas anodin. De l’estimation de la fraude en général, qu’elle soit sociale ou fiscale, dépendent pas mal de décisions politiques. Plus la fraude sera élevée, plus les autorités publiques devront accorder de moyens à la lutte contre ce fléau. L’objectif est de récupérer l’argent fraudé pour diminuer la charge fiscale sur les contribuables honnêtes. Car lorsqu’on parle d’économie au noir, c’est en milliards d’euros. Le problème est que les spécialistes ne sont pas d’accord entre eux et avancent des chiffres bien différents.

Ces dernières années, les médias ont souvent évoqué les études du Pr Friedrich Schneider portant sur les 27 pays de l’OCDE. Cet économiste de l’université autrichienne Johannes Kepler estime qu’aujourd’hui l’économie au noir représente, en Belgique, près de 18 % du PIB (contre 21 % au début des années 2000), soit 60 milliards d’euros. Quand on sait que le prochain gouvernement devra trouver au moins 22 milliards dans les budgets à venir…

Irrité par la médiatisation des chiffres de Schneider, le secrétaire d’Etat démissionnaire chargé de la lutte contre la fraude Carl Devlies (CD&V) vient de commander une étude à la Banque nationale de Belgique (BNB). Résultat, celle-ci établit l’économie au noir à 3,8 % du PIB, soit près de 13 milliards d’euros. Dans leur rapport, les comptables nationaux tirent à boulets rouges sur les résultats du professeur autrichien, arguant notamment que, si l’on se réfère à ceux-ci, cela signifierait que les indépendants et les PME feraient quasi autant de noir que ce qu’ils déclarent au fisc et à l’ONSS. Il y aurait une déconnexion totale entre les sources administratives et la réalité. Incohérent donc, pour la BNB.

Pourtant, sans atteindre les extrêmes de Schneider, toutes les études académiques sur le sujet aboutissent à des estimations bien plus élevées que celle de la Banque nationale. En 2000, celle du Pr hongrois Maria Lacko évaluait l’économie au noir en Belgique à 19,8 % du PIB, celle de la Cour européenne des auditeurs, à la fin des années 1990, à 15 %, celle du consultant McKenzie, en 2006, à 22 %. En 2009, l’étude Reckon pour l’Union européenne avait estimé que la fraude à la TVA représentait 11 % des recettes TVA, soit une base taxable d’environ 16 milliards, ce qui est déjà plus que le chiffre global de la BNB. Plus récemment, l’étude du Dulbéa (financée par la FGTB) estimait la fraude fiscale à 12 % du PIB, soit 45 milliards d’euros (1). Contrairement à la BNB, ces études permettent de conclure que la Belgique est l’un des pays d’Europe occidentale – avec ceux du sud du continent – où l’économie souterraine est la plus élevée.

Qui dit vrai dans tout cela ?  » La BNB se base sur les comptes nationaux, une série d’enquêtes sérieuses et les contrôles fiscaux et sociaux, en considérant chaque secteur de l’économie, et les autres pays européens appliquent les mêmes critères « , explique Carl Devlies.  » Ce n’est pas suffisant, car il reste un chiffre noir qui n’est pas pris en compte, avertit Michel Maus, professeur de droit fiscal à la VUB. En 2006, Eurostat a réalisé un sondage sur le travail au noir en interrogeant un large panel de 10 000 personnes dans chaque pays membre de l’UE. En Belgique, 6 % des sondés ont déclaré travailler au noir. Cela contredit les résultats de la BNB… « 

 » Il faut être nuancé, tranche le Pr Jozef Pacolet (KULeuven), grand spécialiste de l’économie informelle en Belgique. L’étude de Schneider est critiquable, car elle part du principe que des facteurs comme le taux de chômage, le niveau de taxation et la proportion de travailleurs indépendants influencent automatiquement l’économie au noir. Par ailleurs, je dois reconnaître que l’étude que nous avons réalisée sur la fraude dans le secteur de la construction arrive au même résultat que celle de la BNB : un tiers des activités ne sont pas déclarées. Par contre, une étude que nous avons menée en 2003 estimait que la fraude sociale représente 6 % du volume des emplois salariés, alors que, dans les comptes nationaux, elle est évaluée à moins de 1 %. « 

Peut-on en déduire que les chiffres de la Banque nationale sont minimalistes ?  » Non, répond Devlies. Ces chiffres ne sont remis en cause par personne au sein du Collège de la lutte antifraude, ni par le fisc, ni par l’ISI, ni par l’ONSS, ni par la justice, ni par la police.  »  » Ils sont minimalistes, car la terminologie et la méthodologie de la BNB sont très différentes de celles des autres études, explique Danièle Meulders, du Dulbéa (ULB). La Banque nationale estime la fraude secteur par secteur, d’une manière qu’on pourrait qualifier de microéconomique, en y appliquant chaque fois des corrections, en fonction d’hypothèses discutables, et selon les normes du Système européen des comptes, le SEC, qui n’ont pas évolué depuis 1995. Bref, elle n’a pas l’ambition d’avoir une vue d’ensemble sur le phénomène de la fraude, ce que le monde académique, lui, tente de faire, avec des méthodes qui sont sans doute également contestables. « 

En effet, dans ses estimations, la BNB ne prend en compte que les fraudes qui ont une incidence sur le PIB. Donc, pas les carrousels TVA, ni l’évasion fiscale, ni les gonflements de frais professionnels, ni les abus en matière d’intérêts notionnels, ni les sociétés de liquidités, ni la QFIE…  » De toute façon, grâce à nos efforts, la plupart de ces fraudes ne représentent plus grand-chose, justifie le secrétaire d’Etat. La fraude aux carrousels TVA a été ramenée à 14,6 millions d’euros en 2009 contre 1 milliard en 2001. Aucun nouveau dossier de société de liquidités n’a été ouvert par l’ISI ces deux dernières années. « 

Et les fortunes non déclarées ?  » Il y en a de moins en moins, grâce à la DLU permanente « , dit encore Devlies.  » A mon avis, les avoirs belges cachés à l’étranger sont encore très importants, sourit Michel Maus qui est aussi avocat fiscal. Une cinquantaine de mes clients, qui ont placé, en moyenne, entre 3 et 4 millions d’euros à l’étranger, souhaitent normaliser leur situation via le point contact « régularisation ». Mais ils hésitent, car ils craignent de tomber sous le coup de la fraude grave et organisée. La plupart de mes collègues avocats fiscaux sont dans le même cas. Cela semble faire beaucoup de monde… Bien sûr, ce n’est qu’une intuition qui n’a rien de scientifique. « 

Autre constat : la Banque nationale effectue un ajustement d’un point de vue statistique pour les entreprises qui dissimulent une partie de leurs activités, mais pas pour les entreprises clandestines, celles qui ne sont même pas enregistrées auprès des administrations. Justification : le phénomène n’est pas très répandu.  » Je n’en suis pas si certain, commente un haut fonctionnaire du SPF Finances. On trouve surtout des entreprises clandestines en milieu urbain, à Bruxelles en particulier, où le secteur tertiaire est très développé. Or, dans la capitale, la majorité du personnel de contrôle n’est pas originaire de Bruxelles et ne connaît pas bien ce terrain-là qu’il ne faut pas forcément aborder de manière répressive. En France, en Seine-Saint-Denis, voilà trois ans qu’a été lancé un projet d’îlotage fiscal, auprès de commerçants étrangers qui n’ont pas toujours le même rapport à l’administration que les autres. Il s’agit de séances d’informations très productives. « 

Les chercheurs académiques critiquent aussi les majorations effectuées par la BNB. Chaque secteur d’activité fait l’objet de corrections spécifiques sur le chiffre d’affaires et les achats de matières premières des entreprises en fonction d’enquêtes ou d’éléments fournis par les contrôles fiscaux et sociaux. Pour la construction, la BNB considère ainsi que 30 % des activités se font en noir. Pour l’Horeca et les petits commerces, 16 %. Pour l’agriculture et la sylviculture, seulement 0,6 %, car elle estime que les volumes de production sont bien recensés. Renseignement pris, il n’existe que deux contrôleurs pour la pêche dans le nord du pays !  » De manière générale, la Banque nationale table sur l’hypothèse que le travail au noir existe surtout lorsqu’il y a un contact direct entre l’entreprise et le client-consommateur, explique le Pr Pacolet. Mais notre étude sur la construction a montré que la fraude intervenait aussi avec les entreprises sous-traitantes. « 

Par ailleurs, ces taux d’ajustement appliqués par la BNB n’ont pas été revus depuis plus de dix ans. Ce qui explique que la part de l’économie au noir dans le PIB a très peu varié au cours de cette dernière décennie : de 3,7 % en 1997 à 3,8 % en 2007. Pour Carl Devlies, si les majorations avaient été revues, cela ne signifie pas que les chiffres seraient plus élevés, car même les études de Schneider ont montré que l’économie au noir avait diminué, ces dernières années. Une baisse souvent attribuée à la DLU et aux titres-services.  » Il ne faut pas non plus sous-estimer nos efforts de lutte contre la fraude, soutient Devlies. Même si, lors de cette législature, nous n’avons récupéré que 600 millions d’euros par an pour toutes les fraudes structurelles, fiscales et sociales, alors que nous escomptions recouvrer 1 milliard. « 

La récente étude de la BNB a l’avantage d’avoir relancé le débat sur les chiffres de l’économie au noir. En outre, l’institution a consenti un notable effort de transparence sur sa méthodologie. La fraude est, par essence, un phénomène extrêmement difficile à estimer. Il n’en est pas moins utile de tenter de s’approcher de la réalité. Le débat continuera le 12 octobre à l’Institut belge de finances publiques, avec Jozef Pacolet, Danièle Meulders et Guy Voets, de la FGTB. Cela promet d’être chaud.

(1) Notons que tous ces chiffres, y compris ceux de la BNB, sont bruts : pour évaluer la perte de rentrées fiscales ou sociales pour l’Etat, il faut les diviser grosso modo par deux (le taux marginal d’imposition se situant entre 45 et 50 %).

THIERRY DENOËL

 » La BNB n’a pas l’ambition d’une vue d’ensemble sur la fraude  » On a récupéré 600 millions par an au lieu

du milliard escompté

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