La grande désillusion

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Décontenancés et irrités par les bouleversements qui affectent le fonctionnement des banques, les clients et le personnel en ont assez. Le secteur bancaire n’est, pourtant, pas au bout de ses peines: sa mue est loin d’être achevée. Enquête des deux côtés du guichet

Le sac atterrit de justesse sur la chaise. Avant même de saluer l’interlocuteur qu’elle rejoint dans un salon de thé, une dame, manifestement exaspérée, lance à voix haute: « Ça ne peut plus durer: ça fait trois mois que j’attends des bulletins de virement. Cette fois, je change de banque! » Elle ne sera pas la seule, du moins si l’on en croit le nombre de plaintes parvenues à l’association de défense des consommateurs Test-Achats. Combien sont-ils, ces clients mécontents du service bancaire qui, depuis des mois, songent à changer d’enseigne, ou qui franchissent réellement le pas ? Personne ne le sait. Tout au plus le groupe Fortis, cible de bien des attaques depuis la fusion CGER-Générale de Banque, avoue-t-il avoir perdu de 5 à 6 % de ses clients. Nullement inquiète de ces départs, la direction se dit, au contraire, soulagée de ne pas avoir atteint les 10 % de désertions qu’elle redoutait. Dans les agences Fortis, l’an dernier, le mot d’ordre donné au personnel était de faire de la « rétention de clientèle ». C’est tout dire. « Vis-à-vis des clients, cette méthode n’a pas été la bonne, estime Philippe Foret, délégué syndical CNE chez Fortis. La direction a fait comme si tout allait s’arranger. Or, cela n’a pas été le cas. »

Les patrons du groupe reconnaissent, aujourd’hui, leurs erreurs et battent quelque peu leur coulpe. « Le client n’aurait pas dû ressentir l’impact de cette fusion, admet Marc Huybrechts, directeur général chez Fortis. Notre discours, qui était peut-être un peu arrogant au début de l’opération, aurait dû être plus transparent et plus modeste. »

Mais que se passe-t-il donc, dans le petit monde bancaire, pour susciter tant de vagues ? Placé devant le fait accompli des absorptions, alliances et fusions entre grandes institutions (voir aussi p. 48), le client n’a pas été épargné, ces derniers mois: des opérations d’une telle ampleur entraînent, il est vrai, des changements colossaux, tant matériels (harmonisation des systèmes informatiques et des produits proposés) que commerciaux, qui ne pouvent que l’affecter. Les récits abondent, qui évoquent la longueur des files d’attente dans les agences, les heures d’ouverture réduites, les factures débitées deux fois par erreur, la lenteur d’opérations pourtant urgentes (jusqu’à quinze jours pour effectuer un virement), le combat à mener durant des semaines pour obtenir une photocopie d’extrait de compte ou des bulletins de virement en euros. Le mécontentement gronde d’autant que les consommateurs, longtemps dispensés de payer leur banque pour services rendus, ont toujours la tarification bancaire en travers de la gorge. « Les clients ont été gâtés pendant des années, observe Georges Martin, directeur du service d’études de l’Association belge des banques (ABB). Ils réagissent à l’introduction de ces coûts parce que cela modifie leurs habitudes. »

Sans doute. Mais, cette fois, les clients ne sont pas seuls à s’indigner. Car les mouvements de privatisation, de concentration et de restructuration qui touchent le secteur bancaire font grincer d’autres dents. Mis sous pression par une hiérarchie et un actionnariat qui exigent une rentabilité sans cesse accrue, inquiets pour leur propre sort, bousculés par l’arrivée de l’euro et las d’endurer les réprimandes de clients légitimement agacés, les employés de banque commencent, eux aussi, à la trouver saumâtre. « Bien sûr, les banques ne sont pas des oeuvres de charité et il faut rémunérer le capital qui y est investi, reconnaît un gérant. Mais je trouve qu’on va trop loin. Le client devient un cochon-payeur. » Dans la tourmente bancaire, les clients et le personnel des banques semblent se serrer les coudes, donnant naissance à une solidarité inédite.

Manifestement, nombre d’employés sont en désaccord avec les directives de rentabilité à tout crin qui leur sont données: dorénavant, ils sont priés d’offrir un service proportionnel au rendement que chaque client génère pour la banque, d’inciter à l’achat de produits d’assurance ou de placement, de mener une politique de crédits avec une prise de risque quasi nulle et, autant que possible, de renvoyer les consommateurs vers les automates, tellement moins coûteux. Or ce n’est pas de cette façon que tous les guichetiers et conseillers financiers voient leur métier. « Le jour où on m’interdira d’effectuer un virement au guichet pour un client âgé, je quitterai la banque », lance un employé. Discrètement, à divers niveaux de responsabilités, le personnel des banques n’hésite plus à contourner les règles pour rendre un peu d’humanité à un secteur qu’il qualifie désormais lui-même d’inhumain.

« Je suis dégoûtée… Il faut voir comment on traite les clients ! Ce sont souvent des gens qui ont travaillé durement pour venir nous confier leur argent et, à ce titre, j’ai beaucoup de respect pour eux. Pourtant, ici, ils ne sont plus considérés que comme des numéros. Il est arrivé que mon directeur me demande si j’étais sûre d’être rentable, alors que je téléphonais au siège pour dépanner un client. » Comme cette guichetière de la Bacob, de nombreux employés déplorent que la banque, désormais, ne soit plus là pour rendre service. « Je ne peux plus demander aux gens comment va leur chien, glisse ce caissier de Fortis. On n’a plus le temps pour ça. »

« La politique de la banque devient un peu ennuyeuse, renchérit ce conseiller en placements de la BBL. Nous devenons des vendeurs de savonnettes. Nous étions plus attentifs, plus accueillants, plus humains auparavant. » Des vendeurs de savonnettes ? Dans une agence de province, l’exemple de ce monsieur de 94 ans, sans enfants, auquel a été vendu un placement à 6 ans, illustre tristement le propos.

Pour distinguer les clients rentables des autres, le personnel dispose, sous une forme ou sous une autre, d’un indice de rendement qui s’affiche sur son ordinateur dès qu’il consulte le compte du visiteur. Chez Dexia, par exemple, une somme de 620 euros placée en épargne permanente rapporte du 0,8 %, soit près de 4 euros par an à la banque. En revanche, quiconque se limite à recevoir 750 euros par mois sur son compte coûte 125 euros en frais de gestion. « J’ai travaillé dans la région de Mons, témoigne ce gérant BBL: certains clients nous téléphonaient quatre fois par jour pour savoir, la veille de la date du versement, si leurs allocations de chômage étaient arrivées. Le lendemain midi, lorsque leur compte avait été approvisionné, ils le vidaient aussitôt. Ce n’est pas de cette façon qu’une banque peut gagner de l’argent. »

De fait. Un client qui n’exécute que des opérations courantes (virements, retraits…) au départ de son compte à vue ne présente aucun intérêt pour l’agence qui l’abrite. Pour qu’il soit rentable, il doit faire appel à, au moins, deux des quatre activités bancaires: opérations ordinaires, crédits, assurances et placements. Le but: atteindre les objectifs commerciaux annuels déterminés pour chaque site et, parfois, pour chaque agent. Des exigences de rentabilité qualifiées d’intenables par la majorité des acteurs de terrain.

Les bons et les indésirables

A la BBL, les clients sont classés de A à D: les A disposent de 75 000 à 2 480 000 euros en banque, les D sont indésirables. « Même leur renvoi vers les automates ne présente pas d’intérêt puisqu’ils n’offrent aucun potentiel, explique un employé. Tout est mis en oeuvre, dès lors, pour les décourager et les renvoyer vers la Banque de La Poste. On leur dit, par exemple, que l’ouverture d’un compte leur coûtera 74 euros par an. C’est faux, mais on inclut d’office dans ce montant une assurance qui, en principe, n’est pas obligatoire. »

Une autre tactique consiste à n’accorder un rendez-vous aux chômeurs désireux d’ouvrir un compte qu’un à deux mois plus tard. Ou à les accepter à la stricte condition qu’ils ne s’adressent jamais aux guichetiers: la carte bancaire est une arme précieuse pour comprimer les coûts. Les opérations onéreuses pour les banques sont, aussi, systématiquement découragées: le traitement des virements est délibérément ralenti, expliquent certains employés, afin d’inciter les clients à les effectuer eux-mêmes, sur les automates. Logique: le traitement d’un virement sur papier coûte de 2 à 3 euros à la banque alors que, par la voie électronique, il ne dépasse pas 12 centimes. En revanche, le traitement d’un chèque, qui avoisine les 2 euros, n’est pas facturé à ce prix aux clients.

Quoi qu’en dise l’Association belge des banques (ABB), la segmentation bancaire, sinon l’exclusion bancaire, est donc bien une réalité. La charte relative au service bancaire de base, signée par la majorité des banques, n’est pas, ou peu, voire mal appliquée. « Oui ou non, les banquiers veulent-ils encore exercer leur métier ? » lance Jean-Philippe Ducart, porte-parole de Test-Achats.

Au Parlement, une proposition de loi visant à imposer aux banques un service universel minimum est au centre des débats. De la même manière qu’Electrabel doit fournir un minimum d’électricité aux consommateurs qui ne sont pas en mesure de la payer, les banques seraient tenues d’offrir, à un tarif raisonnable, un service bancaire de base (ouverture d’un compte, carte bancaire, possibilités d’opérer des virements…).

La discussion est ouverte. Elle n’est pas sans risques, pour les deux camps. Si les banquiers sont prudents, face à ce type de contrainte, pour une question de rentabilité, d’aucuns soulignent d’autres dangers. « D’une manière générale, je redoute une désertification bancaire plus importante en Wallonie qu’en Flandre et à Bruxelles, avance Jean-Pierre Boninsegna, permanent syndical du Setca-Charleroi. D’abord, parce que les étendues à couvrir sont plus importantes au sud du pays. Ensuite, parce qu’on y trouve moins d’argent. » A cet égard, le service bancaire universel pourrait se révéler une arme à double tranchant. « Aucune loi ne peut obliger une banque à conserver des antennes peu rentables, observe Dirk Peeters, analyste chez ING Barings. Si le service bancaire universel leur était imposé, les institutions pourraient très bien décider d’installer des automates un peu partout, tout en limitant le nombre de points de vente disposant de conseillers. » Le débat risque d’être âpre.

Certains membres du personnel – surtout des cadres – n’attendront pas qu’il aboutisse: dépités, dégoûtés, ils gagnent les rangs de la concurrence ou cessent définitivement de travailler. « Le rythme de sortie des gens est accéléré pour l’instant, confirme Axel Miller, administrateur chez Dexia et responsable de la fusion avec Bacob et Artesia. C’est une bonne chose… si nous ne perdons pas les meilleurs éléments. » Si les cadres, surtout parmi les plus de 50 ans, acceptent volontiers les conditions de leur départ, les employés, en revanche, n’ont guère d’autre choix que de rester.

Mais l’incertitude et le stress feraient bien des ravages dans leurs rangs. Selon les témoignages du personnel et des organisations syndicales, tant l’absentéisme que les jours de congé de maladie ont considérablement augmenté, ces derniers mois. Dans les états-majors des grands groupes bancaires, on affirme le contraire. Ni d’un côté, ni de l’autre, on ne dispose de chiffres pour étayer sa thèse. « Des anciens guichetiers qui étaient devenus conseillers financiers ont été victimes de dépression, à cause du stress, affirme un directeur d’agence. Certains ont d’ailleurs demandé à retourner au guichet. »

Des solutions flexibles ?

De toute évidence, les agences du XXe siècle ont vécu. « On va vers une simplification extrême du service bancaire, explique un analyste financier: la notion de conglomérat, qui consistait à croire qu’on pouvait offrir tous les services à tout le monde, est en train de disparaître. » Lentement mais sûrement, on assiste donc à la naissance de deux types de réseaux, différents et complémentaires.

Le premier, consacré au private banking, serait ouvert à la clientèle très aisée, qui gère, en banque, des sommes supérieures à 500 000 euros. Les adeptes des nouvelles technologies (e-banking, self-banking, phone-banking), qui n’ont guère besoin de contacts avec un banquier, y seraient aussi attachés. On y développera la culture du rendez-vous.

Le second réseau serait composé de petites agences, généralement gérées par des indépendants. On y retrouverait les autres clients (particuliers, indépendants et petites entreprises), demandeurs d’un réel service bancaire, mais à moindre coût. Les seniors, peu férus des nouvelles technologies et souvent dotés d’un patrimoine intéressant, pourraient s’y sentir mieux.

Cette répartition des publics est déjà en marche. « On nous dépouille doucement des grandes entreprises et des clients les plus importants pour ne nous laisser que la clientèle particulière et les petits indépendants », témoigne un employé de la BBL. Chez Fortis, ce réseau alternatif se composera des anciennes agences de la SNCI; Dexia fera de même avec Eural, ING-BBL, avec les implantations Record, et KBC s’appuiera sur Centea.

« Il est logique de différencier les services en fonction des besoins des clients, souligne Georges Martin (ABB): dans un tel système, la clientèle fortunée est davantage choyée mais, en contrepartie, elle est prête à payer beaucoup plus pour le service. » Certaines petites banques, hyper-spécialisées, n’ont rien fait d’autre, au fond, que de cibler d’emblée un marché, avec succès. C’est le cas de la Banque Van Breda, du Crédit professionnel, voire de la Deutsche Bank, qui offre une palette de produits limitée, à un taux intéressant.

La clientèle de base, elle, n’échappera pas à cette tendance de fond qui consiste à multiplier, aux côtés des agences, les autres canaux de contacts bancaires. « Il serait normal que les clients disposent de postes Internet dans les agences et soient formés à leur utilisation », avance un informaticien de Fortis. La Belgique est d’ores et déjà l’un des pays les plus avancés d’Europe en termes de paiements électroniques. « Le client aura toujours le choix d’utiliser ou non ces nouveaux canaux, assure Marc Huybrechts, directeur chez Fortis. Mais la tarification des services sera différenciée en conséquence. » CQFD.

Laurence van Ruymbeke

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire