La Grande-Bretagne au bord de la dépression

La crise a plongé le pays dans un profond spleen. Son modèle économique, largement fondé sur une finance dont Londres était devenue la capitale mondiale, prend l’eau de toutes parts. Et la reprise n’est pas pour demain…

De notre envoyé spécial

Pierres précieuses, colliers de perles grises et bagues serties de diamants : à voir la devanture de ce magasin de prêt sur gages, situé dans le quartier populaire de Hammersmith, à Londres, on se croirait presque devant une joaillerie de luxe de Mayfair.  » Nous venons de recevoir une Breitling Original d’une valeur de plus de 6 000 livres [6 700 A], vante Laurent Genthialon, directeur financier du groupe Harvey & Thompson, propriétaire de la boutique. Ce Français affable, installé ici depuis vingt ans, peut être satisfait : la firme affiche de solides bénéfices et un chiffre d’affaires en hausse constante. Longtemps destiné aux plus pauvres, le prêt sur gages a le vent en poupe. Credit crunch oblige, ménages surendettés, petits patrons pris à la gorge et golden boys sur le carreau viennent désormais ici pour purger – en liquide si possible – leurs excès passés. A quelques mètres de là, un autre magasin vient, lui, de fermer ses portes : le Woolworths local, sorte de bazar où les voisins venaient s’approvisionner en bonbons, piles électriques, petites culottes ou jeux vidéo. L’annonce en décembre dernier de la faillite de cette chaîne mythique, qui devait fêter, en 2009, son centenaire, a presque pris l’allure d’un deuil national.  » Woolies  » comptait 800 magasins dans toute l’Angleterre et employait 30 000 personnes…

 » Catastrophe et obscurité « 

Quelque chose ne tourne décidément plus rond au royaume de Sa Gracieuse Majesté. Frappé au c£ur par la tornade financière, le pays se réveille groggy, stoppé net dans la folle sarabande entamée plus d’une décennie auparavant.  » Tout le monde ici éprouve la même chose, témoigne Nick Hood, associé au cabinet spécialisé dans la restructuration d’entreprises Begbies Traynor et commentateur avisé de l’économie britannique. Le sentiment que le bon temps est fini et que le chemin devant nous est très long et très escarpé.  » Les prévisions du FMI en janvier, tombées au c£ur d’un hiver polaire, ont achevé de glacer l’atmosphère : après une hausse de 0,8 % en 2008, le PIB britannique devrait reculer de 2,8 % en 2009, soit le plus mauvais chiffre de tous les grands pays développés. Du jamais-vu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Quant à la livre, traditionnel baromètre de l’humeur nationale, elle n’en finit plus de plonger.  » Notre modèle économique repose sur trois piliers, analyse Hetal Mehta, chef économiste chez Ernst & Young Item Club : la finance, l’immobilier et la consommation. Or tous les trois sont très ébranlés par la crise. « 

Doom and gloom : l’expression – littéralement  » catastrophe et obscurité  » – revient en boucle dans les commentaires des analystes et des médias. A commencer par les tabloïds, qui se sont empressés de surfer sur cette vague mélancolique, promettant le retour du sang et des larmes churchilliens.  » Reykjavik-sur-Tamise « , titrait ainsi l’ Evening Standard, après l’annonce par les banques britanniques de pertes records – 30 milliards d’euros pour la seule Royal Bank of Scotland. Et si la faillite n’est pas à l’ordre du jour, l’éventualité d’un scénario islandais, évoquée à mots couverts par plusieurs députés conservateurs, ne fait plus rire personne. Même le Premier ministre, Gordon Brown, s’y est mis, mentionnant une économie en  » dépression « .  » Récession « , a-t-il corrigé, un peu tard. Comme toujours, le coup de pied de l’âne est cependant venu de l’autre côté de la Manche. De Nicolas Sarkozy, en l’occurrence, qui, lors d’une intervention télévisée, le 5 février, a critiqué avec véhémence ce pays qui n’a  » plus d’industrie « . Si même ces maudits Froggies s’y mettent…

Finies les batailles de jéroboams

L’épicentre du séisme, c’est bien sûr la City, fier symbole de la puissance retrouvée d’Albion. Depuis quelques années, Londres, grâce à sa politique de  » soft regulation « , s’était en effet élevée, devant New York, au rang de capitale mondiale de la finance. Résultat : un afflux sans précédent de capitaux et de talents venus de toute la planète.  » Aujourd’hui, le secteur financier représente 10 % de la valeur ajoutée et près de 20 % si on ajoute les activités qui en dépendent « , précise Alan Clarke, économiste chez BNP Paribas à Londres. Mais, aujourd’hui, la fête est finie. Pour les banques, d’abord : très exposées aux subprimes, elles ont accumulé des pertes telles que le gouvernement a dû nationaliser partiellement trois d’entre elles : RBS, Lloyds et HBOS. Et il n’aura pas fallu moins de deux plans de sauvetage, de plusieurs centaines de milliards de livres chacun, pour empêcher le système financier de sombrer.

Les traders, eux aussi, font grise mine : depuis la chute de Lehman Brothers, des milliers d’entre eux ont été sacrifiés. Des saignées pratiquées suivant un rituel bien rodé. Michael* peut en témoigner : ce trentenaire flegmatique, aujourd’hui directeur de département, travaille depuis dix ans chez Lehman, à Londres. Il a échappé à toutes les purges, y compris la dernière, lorsque le japonais Nomura a repris les activités européennes du géant américain en faillite.  » Cela se passe toujours de la même manière, un peu soviétique, raconte ce jeune homme au visage émacié, accoudé au All Bar One , un bar branché du quartier d’affaires de Canary Wharf. D’abord, il y a des rumeurs de licenciements, mais personne ne sait vraiment qui est concerné. Puis, un jour, votre téléphone sonne et vous êtes convoqué à la direction du personnel, où l’on vous indique, sans plus d’explication, qu’il n’y a plus de place pour vous dans l’entreprise. Vous avez alors une demi-heure pour faire vos cartons et quitter les lieux, généralement encadré par deux gorilles. Après cela, on ne vous revoit plus jamais.  » Autant dire que l’ambiance dans les salles de marché, ces jours-ci, est électrique. La moindre sonnerie de téléphone fait grimper la tension, et chaque mail reçu donne des sueurs froides. Du coup, même pour ceux, bien rares, qui pensent être à l’abri, l’heure est plus au low profile qu’à l’ostentation. Finis les collections de Ferrari et de Bentley fièrement exhibées, les voyages aux Seychelles ou aux Maldives, et les milliers de livres dépensés en une nuit au casino. Certains traders continuent certes à évoquer ces fameuses batailles de jéroboams, au Cuckoo Club ou à la Movida, d’où chacun sortait ruisselant de champagne. Mais ces joutes légendaires semblent appartenir à un passé déjà lointain. Ont-elles même vraiment existé ?

Les financiers ne sont pas les seuls à expier leurs années folles. Comme les banques, les particuliers ont peu à peu pris goût au crédit facile. En augmentant toujours plus les doses. En 2007, le taux d’endettement des ménages britanniques a ainsi atteint 170 %, contre 140 % aux Etats-Unis et en Espagne.  » Beaucoup de gens se sont mis à compenser systématiquement par l’emprunt des baisses de revenus ou leurs nouvelles dépenses, déplore Chris Tapp, un grand brun au visage juvénile qui dirige Credit Action, une association d’aide aux ménages surendettés. C’était devenu quelque chose de totalement virtuel. « 

Cette dépendance a largement contribué à faire grossir une bulle immobilière déjà gonflée à bloc par les bonus princiers des traders et l’afflux de cash en provenance du monde entier. Dans un pays où grimper la property ladder [l’échelle de la propriété] est une obsession, le boom immobilier a fini par tourner à la frénésie.  » En dix ans, les prix ont plus que doublé « , constate Alice Breheny, économiste chez Henderson Global Investors. Dans certaines zones, les compteurs ont littéralement explosé : dans le quartier huppé de South Kensington, à Londres, un appartement sous les combles, acheté 150 000 livres en 1992 [167 500 euros], a ainsi été revendu pour 1 million en 2005 ! Il est aujourd’hui mis à prix pour 600 000 livres, mais plus personne n’en veut. Car la chute est à la mesure de l’euphorie qui l’a précédée.  » Au début des années 1990, le dégonflement de la bulle avait fait baisser les prix de 20 % en quatre ans, rappelle Ed Mead, qui dirige l’agence haut de gamme Douglas & Gordon, à Chelsea. Cette fois, on a perdu autant en six mois !  »

Les soldes de Noël n’ont pas fait de miracles

Même la consommation commence à flancher : malgré des rabais sans précédent et la baisse de la TVA, les soldes de Noël n’ont pas fait de miracles.  » Les gens ont rapidement ajusté leur comportement à la situation économique « , constate Rupert Eastell, spécialiste de la consommation au cabinet BDO Stoy Hayward. Les traders vont dîner à la pizzeria du coin plutôt que dans ces restaurants japonais chics où le moindre sushi aux truffes coûte 20 livres, ou ces établissements français où l’on en débourse 200 pour le simple plaisir d’entendre le serveur prononcer le mot  » escargot « . Quant aux Anglais moyens, ils achètent désormais plus souvent leurs Guinness au supermarché qu’au pub.  » Cinquante manières d’être une recesionista « , titrait récemment le Sunday Times, déclinant à l’infini l’art  » so British « de faire de nécessité vertu…

En ce début d’année pourtant, ce stoïcisme proverbial est mis à rude épreuve. Les mauvaises nouvelles pleuvent sur le pays au rythme des averses. Faillites de distributeurs, comme les magasins de CD Zavvi ; réductions d’effectifs à la hache – 2 500 licenciements, par exemple, chez le sidérurgiste Corus ; explosion du chômage (il pourrait toucher plus de 3 millions de personnes d’ici à la fin de l’année) suscitant un retour du protectionnisme ; menaces, enfin, sur les retraites, les fonds de pension ayant abandonné des milliards de livres dans le tonneau des Danaïdes des marchés boursiers. Comment sortir de cette spirale dépressive ? Le gouvernement veut revaloriser une industrie plus forte que ce qu’a bien voulu dire le président français (16,7 % du PIB, contre 14,1 % dans l’Hexagone), mais qui a perdu, avec le rachat en 2008 de Jaguar par l’indien Tata, l’un de ses derniers champions nationaux. Il compte aussi sur la baisse de la livre pour doper les exportations. Cela suffira-t-il à ragaillardir un peuple qui, à la suite de Gordon Brown, avait cru  » en avoir fini avec les cycles économiques  » ? Même les plus optimistes augures n’osent plus aujourd’hui l’affirmer… l

* Le prénom a été modifié à la demande de l’intéressé.

Benjamin masse-stamberger. reportage photo : jean-paul guilloteau/levif/l’express; B. M.-S.

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