La force du roseau

L’écrivain guadeloupéen Daniel Maximin a rassemblé Cent Poèmes d’Aimé Césaire, des inédits visionnaires de sa femme, Suzanne, et publie son propre recueil de poésie. Il raconte sa fraternité avec ses grands aînés et se fait l’écho du  » peuple roseau  » antillais.

Le Vif/L’Express : Pourquoi est-ce vous, l’écrivain poète guadeloupéen, qui coordonnez l’édition des poèmes d’Aimé Césaire le Martiniquais ?

Daniel Maximin : C’est une vieille histoire. En 1967, au sortir du lycée, j’étudiais à la Sorbonne les littératures comparées du monde et, tout naturellement, après les cours, je filais vers ce que nous appelions la  » Sorbonne du tiers-monde  » : la librairie Présence africaine. On y était merveilleusement accueilli par Césaire, Senghor, Damasà Ils nous demandaient :  » Racontez-nous vos désirs, vos espérances, montrez-nous ce que vous avez écrit et lisez « , alors que nous, nous venions voir les grands.  » Il n’y a pas d’aînés, il y a des frères « , nous expliquaient-ils. C’est comme cela que s’est créée une espèce de fraternité avec l’homme, diablement enthousiaste, du Cahier d’un retour au pays natal, avec Senghor le Sénégalais, plus cool, plus calme, avec l’anthropologue Cheikh Anta Diop et ses idées extraordinaires sur le passé de l’Afrique, ou encore avec Léon-Gontran Damas, le grand médiateur guyanais, chez qui, par exemple, je suis allé lire les revues culturelles du monde noir ( Tropiques, Légitime défense) pour préparer ma maîtrise sous l’égide d’Etiemble. C’était complètement fou, une véritable école de liberté individuelle, sans aucun paternalisme. Plus tard, j’exhortais Césaire, qui n’avait rien publié depuis Cadastre et Ferrements en 1960-1961, à éditer ses poèmes épars – il était plutôt désordonné, ses poèmes traînaient dans des chemises. Un jour, il m’a dit :  » Bon, écoute, si tu veux le faire, occupe-t’en.  » C’est comme cela qu’en 1982 est né Moi, laminaire. Je collectais, sa fille Ina tapait, et on portait le tout au Seuil. C’est d’ailleurs le premier poème de ce recueil, Calendrier lagunaire, qu’il a choisi trois mois avant sa mort comme épigraphe sur sa tombe.

D’où l’hommage étonnant, fusionnel, que vous lui avez rendu lors de ses obsèques ?

On était en dialogue, oui, en connivence. Mais tout le monde vibrait : la Martinique, la Guadeloupe, Haïti ; Cahier d’un retour au pays natal appartient à tous. La poésie de Césaire représente une espèce d’élan universel.

Beaucoup moins connue que son mari, il y a Suzanne Césaire, dont vous nous donnez à lire aujourd’hui des textes surprenants, publiés dans la revue Tropiques entre 1941 et 1945. Vous semblez avoir été subjugué par sa prose ?

Ah oui ! et quel dommage qu’elle n’ait pas continué après 1945 ! Son article  » Le grand camouflage « , par exemple, est le plus beau texte qu’on ait écrit sur les Antilles. C’est tout simplement prophétique, visionnaire. Au fond, c’est elle qui a fait comprendre à ses contemporains la réelle dimension de l’Afrique d’avant la colonisation, grâce à ses lectures de philosophes allemands comme Leo Frobenius. Toute sa bande fréquentait alors la philosophie et le romantisme allemands. Ils y trouvaient, notamment dans Nietzsche, la condamnation de l’hyperrationalisme sur lequel l' » Euro-Amérique  » a fondé sa puissance et l’idée de progrès depuis le xviiie siècle. Un univers dans lequel ils étaient mal à l’aise. Mais, contrairement à Senghor, Suzanne n’est pas du tout dans une thématique  » Nègre contre Blanc « . Elle considère que le monde entier, y compris l’Europe, est double et doit essayer de rétablir son équilibre. A tel point qu’elle pense qu’il faut aider Breton – de passage en Martinique en 1941 – à faire passer les idées surréalistes en Occident. Voyez qu’ils ne se sentaient en aucune manière aliénés ou inférieurs !

Outre votre £uvre poétique, vous avez publié des essais, dont Les Fruits du cyclone, dans lesquels vous parlez de la Caraïbe comme d’une  » civilisation roseau, édifiant sa fertilité à partir du déracinement « . Qu’entendez-vous par là ?

C’est la fameuse image du chêne et du roseau. L’Europe, où l’on s’abrite à l’ombre du chêne, considère que, s’il n’y a pas l’ancienneté, si on ne connaît pas sa généalogie, on ne peut pas savoir qui l’on est. Je pense que c’est faux, qu’on peut être né sous X et exister, créer, fleurir. En outre, nous avons, nous, Caribéens, été aidés par notre géographie archipélagique. Nous sommes sur des îles, comme des oasis au milieu du désert, seuls, mais, face à nous, il y a d’autres îles, qui portent l’espérance. Ainsi, depuis son indépendance en 1804, Haïti a symbolisé l’espoir de la liberté pour tous les esclaves. Plus tard, pendant la guerre, les dissidents ont quitté la Martinique et la Guadeloupe pour aller en canot à rame à Sainte-Lucie et en Dominique, alors anglaises. De là ils ont rejoint le New Jersey et ont formé les fameux bataillons antillais de la France libre, les Free French.

Cet hiver a été chahuté aux Antilles. S’agit-il d’un malaise profond ?

Je ne parlerais pas de malaise. Il y a eu, au contraire, dans la manifestation populaire de cet hiver, un acte d’affirmation de son identité. C’est un peuple debout et libre qui a exprimé une force tranquille pour dire :  » Voilà nos exigences par rapport aux déviations politiques, économiques et structurelles actuelles.  » La revendication d’un meilleur équilibre de vie a vite pris le pas sur le reste. Ainsi de la société de surconsommation antillaise, dont nous partageons grandement la responsabilité. Dans un éclat de lucidité, le peuple s’est demandé si avoir plus de grands magasins, plus de voitures, plus de 4 x 4 était bon pour notre xxie siècle. Ces semaines de grève ont eu, comme les cyclones, une fonction positive. Les Amérindiens disaient déjà que  » le cyclone vient détruire tout ce qui n’aurait pas dû être construit « . Resurgit alors la philosophie profonde du peuple antillais, du peuple roseau : il ne s’agit pas de s’enchaîner à la modernité, au profit et au progrès. Il nous faut assumer notre condition de roseau, qui, encore une fois, n’est pas moins solide que le chêne. Il sait, lui aussi, résister aux violences du monde.

L’Invention des désirades et autres poèmes, par Daniel Maximin. Points, 160 p.

Cent Poèmes d’Aimé Césaire, édition établie par Daniel Maximin. Omnibus, 216 p.

Le Grand Camouflage. Ecrits de dissidence (1941-1945), par Suzanne Césaire. Seuil, 126 p.

M.P

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