La Fille Girafe et le drone

Dans ce récit tout est vrai. Les personnages, les situations, l’intensité des parfums, la fulgurance des couleurs, la densité de l’air. C’est le récit d’une époque bizarre, la saga d’un monde entre deux eaux.

La Fille Girafe ne s’est pas toujours appelée « Fille Girafe ». Elle a d’abord eu un prénom de petite fille, comme toutes les petites filles, un bête prénom qui rime avec « candy », « cherry », « lovely », c’est-à-dire « Rosy ». Oui, c’est cela: Rosy. Rosy que l’on peut décliner en Rosie voire Rosa, selon l’humeur. La rose était bien la fleur préférée de ses parents et ils ont décidé de saupoudrer ses fragrances sur l’existence de leur nouvellement-née. C’est qu’une rose, c’est si joli, si mimi, ça exhale un parfum qui t’emmène en balade dans des jardins mirifiques, ça a une robe déclinée en couleurs chatoyantes, du blanc au rouge en passant par le jaune et l’orange (quel arc-en-ciel floral! ). Et puis, tout est parfait dans la rose, même ce subtil contraste entre sa tige épineuse et ses pétales tendres. Force et fragilité. Fermeté et suavité. De vrai, ses parents étaient intimement convaincus que nommer leur petiote « Rosy » augurait du meilleur avenir qui soit.

Des tas de films ont été tournés dans cette région d’Espagne, il y a longtemps, des tas de films avec la musique d’Ennio Morricone comme bande-son. Les westerns de Sergio Leone… Alors, je vais là-bas pour humer tout cela.

« Loukoum. » « Loukoum. » A l’âge de 14 ans, Rosy en a eu ras le bol d’être traitée de « loukoum » par ses camarades de classe. Un loukoum, ça empeste la rose flétrie, c’est écoeurant, c’est mou, ça colle aux dents et ça vous remplit l’organisme d’une pâte aux coloris douteux. Rosy sentait qu’elle devait agir, qu’un jour, elle allait formidablement décalquer les tronches de ces horribles jeunots aux mines boutonneuses qui n’avaient de cesse de l’insulter à toute heure des jours de classe. Les cours de récré, c’est violent, non? C’est digne d’un champ de bataille shakespearien où les têtes sont décapitées, les membres écartelés et où les pires insultes venimeuses sont proférées. Vraiment, la violence des cours de récré, c’est quelque chose de traumatisant. Mais Rosy mordait sur sa chique, comme on dit. Convaincue qu’un jour sa revanche serait tonitruante et archi archi convaincue qu’elle ne vivrait pas toute sa vie affublée du mot « rose ».

Rosy a été conçue en 2020 durant le premier confinement à la suite de l’épidémie de la Covid-19 et comme tous les bébés de sa génération, elle est arrivée au monde avec un masque FFP2 sur le visage. C’est une génération née avec un masque en polypropylène sur la face et un smartphone dans la main. Quelques années plus tard, quand la Terre a commencé à rejeter ses gaz toxiques qui asphyxièrent un tiers de l’humanité et décimèrent un grand nombre d’espèces animales (dont le chat domestique), ce sont les masques antigaz qui sont apparus dans la vie quotidienne de ces jeunes gens. Des masques avec une vitre (oui, comme ces masques de plongée sous-marine ou ceux des tranchées de la guerre 14-18), que les industries de la mode se mirent à décliner en modèles customisés avec des brillants Swarovski, des dessins signés par la société Jeff Koons ou estampillés du logo du Barça. D’ailleurs, la maman de Rosy a décidé de lui offrir pour son vingtième anniversaire, un exemplaire tatoué de jolies roses roses de la marque Gucci, entreprise qui a si bien résisté aux différents krachs boursiers de ces dernières décennies.

Nous sommes en 2040. Rosy regarde ce masque antigaz vitré, cet objet fruit d’une édition limitée valant un prix dingue. Elle entend sa famille entonner le traditionnel chant d’anniversaire. Mais c’est comme si elle n’était déjà plus là, la Rosy, aspirée par des pensées vigoureuses. Elle est là, à son goûter familial, jour-symbole de sa venue au monde et elle sent que dans son abdomen son désir de revanche non rassasié bouillonne chaud comme les entrailles de tous les volcans de la Terre. Elle a déjà 20 ans et la rose ne cesse de la poursuivre telle une ombre indécrottable. Pourquoi n’y a-t-il qu’aux filles que l’on donne ces ridicules prénoms de fleurs? Elle a 20 ans, n’est-il pas le moment de changer tout cela, de se choisir une existence à hauteur d’autre chose que ce parfum fadasse de jardins ennuyants? Oui. Noooooon. Siiiiiiiiii. Rosy veut du dur, de l’âpre, du rugueux, de l’acerbe, du sauvage jusqu’à la moelle, elle veut embrasser du papier émeri, éprouver les griffes des cactées, avaler des sabres et des cailloux chauds. Et surtout… faire l’école buissonnière de sa vie dans la grande ville.

– Mais si, Rosy, reprend un peu de champagne, c’est ton anniversaire tout de même.

– Non, merci M’man. Je vais me coucher.

Dans sa chambrette, Rosy ne remarque pas le drone aussi discret qu’une mite en plein vol qui la suit depuis quelques heures. Elle est bien trop occupée à détruire sa carte d’identité à coups de marteau. Elle hésite un instant devant son smartphone… Mais elle fait de même! Bing et bang! Elle prépare un baluchon avec le strict minimum: de quoi faire du feu, une carte d’Europe, son masque FFP2 et son masque antigaz. Et dans la nuit noire, elle se met à marcher. Elle sait où elle va. Ses cheveux roux sont fouettés par le vent comme un pavillon noir de bateau pirate en pleine mer. C’est de la bourrasque à l’abordage, au dehors comme au dedans. « Et c’est bon, se dit-elle, c’est très bon! » Quant au drone miniature, il la talonne de près.

Elle traverse des cités désertiques aux allures de monstres-fantômes, elle nage dans des eaux goudronnées, elle arpente des forêts épaisses et magiques, elle s’envole dans les airs de temps en temps quand la force de ses maigres bras est optimale, elle croise des cadavres d’animaux putréfiés cent fois plus grands qu’elle, parfois des pluies diluviennes la rincent des os jusqu’à l’âme et elle s’endort trempée comme un Kleenex contre les racines de majestueux séquoias. Décidément, elle trace. Et elle sait où elle va.

« Tu veux une chips Chipito? », lui demande une frimousse aux oreilles grandes comme des feuilles de plante monstera. Rosy jauge la personne surgie devant elle: un jean Levis ravagé, un bassin étroit, un torse nu à la poitrine hésitante, des mains fines et osseuses et un sourire éblouissant qui crève un visage bleuté. C’est un.e Fluide, elle y mettrait sa main à couper! (Une de ces créatures oscillant en continu du sexe féminin au sexe masculin).

– Tu veux une chips Chipito? J’ai aussi de la sauce samouraï, si tu aimes ça, dit Fluide.

– Ah, volontiers. Merci, c’est gentil. Profite de la chaleur de mon feu, si tu veux, viens, rapproche-toi.

– Tu marches depuis longtemps?

– Oh oui, depuis le soir de mon anniversaire, c’est-à-dire il y a maintenant une semaine. Et toi? Tu vas où?, marmonne-t-elle la bouche bourrée de Chipitos.

– Je descends dans le sud. Toi?

– Ah, moi aussi. Plus précisément, je vais dans le désert. L’unique désert d’Europe dans le bas de l’Espagne. Tu connais?

– Jamais entendu parler. Pourquoi tu vas là-bas?

– Ennio Morricone. Je suis fan de la musique d’Ennio Morricone. Des tas de films ont été tournés dans cette région d’Espagne, il y a longtemps, des tas de films avec la musique d’Ennio Morricone comme bande-son. Les westerns de Sergio Leone… Alors, je vais là-bas pour humer tout cela. Et puis, pour des tas d’autres raisons que je découvrirai sur place, j’imagine! Tu sais, j’ai ce kick au fond de moi qui m’ordonne d’y aller. Je ne sais pas trop pourquoi, mais je dois le faire. Beuuuuurk, c’est écoeurant au final tes Chipitos! Ça a ce goût de vieux monde.

– Ahahahahahah, tu as raison, c’est aussi écoeurant que le vieux monde. Mais je ne connais pas tous ces mecs dont tu parles. Raconte…

– Oh, comment t’expliquer. Euuuuuh, comment te résumer? ? ? Arghhhh. Huuuuum. Les cow-boys… Les cow-girls… Les westerns, euuuuuh… Tu vois, le western, c’est un monde qui se divise en deux catégories: il y a ceux qui passent par la porte et ceux qui passent par la fenêtre.

Et avec un faciès aussi énigmatique que celui de Clint Eastwood, Rosy (qui ne s’appelle déjà plus tout à fait Rosy) détourne le regard et demeure silencieuse pendant de longues minutes. Elle pose un peu, comme une cow-girl, et a parfaitement conscience du petit effet qu’elle produit sur Fluide. Fluide, qui n’a pas trop bien compris cette dernière phrase de Rosy, rit bêtement, histoire de donner le change. Puis se tait. Un ange passe, un deuxième… Fluide en profite pour scruter son interlocutrice: sa peau pâle burinée par le trip, ses cheveux longs empoussiérés, ses bottines crottées et ses petites jambes nues potelées comme des cuissots de scout en short… Un nouvel ange passe… Est-ce que Fluide n’aurait pas envie de marcher un bout de chemin avec cette nana-là?

C’est la Terre qui interrompt le silence. Ça y est, c’est reparti, elle expulse depuis ses entrailles de nouvelles salves de ces fameux gaz toxiques. Les deux connaissent la marche à suivre: enfiler illico son masque à vitre et s’en aller, quitter la zone d’émission. Les voilà sur la route, trottinant côte à côte. Il n’y a pas eu de décision, cela s’est fait tout seul, à l’évidence. N’y a-t-il rien de plus révélateur que de marcher aux côtés de quelqu’un? ! ? Quel test! C’est que ce n’est pas toujours évident du premier coup… Accorder la longueur des pas, les rythmes, le balancement des bras, fusionner les souffles… Marcher en duo! Comme Bob et Bobette! Dom Quichotte et Sancho Pança! Ou Roméo et Juliette! Comme tant de duos célèbres! Adam et Eve! Titi et Gros Minet! Thelma et Louise! Et là, les pas des deux se mélangent à la perfection! C’est léger, vif, sans faille, prêt à aller jusqu’au bout du bout du monde et au moins jusqu’au désert espagnol… Fluide sent une belle joie l’envahir et balance un: « Je viens avec toi. Mais tu ne m’as pas dit ton prénom? ». Elle répond: « On m’appelait Rosy dans le vieux monde mais maintenant ça va changer. Tu vas voir, Fluide, ça va changer. Pour l’instant, pour faire court, tu peux m’appeler « La Fille ». » Et elle shoote un bon coup dans la terre. Un nuage de poussière western s’élève, faisant vaciller la réalité. La Fille est heureuse que Fluide l’accompagne. Elle sent dans son ventre des petits crépitements de braises chaudes. Mais ni elle, ni Fluide ne remarquent le drone miniature qui les poursuit.

La Fille Girafe et le drone

Des jours et des nuits, les deux ont traversé des ravins, des tourbières, des steppes, des éboulements, des siroccos, des gorges, des ressacs. Et aussi des zones industrielles désaffectées où pendaient lamentablement des insignes de marques automobiles disparues: Mercedes, BMW, Audi… Le ciel avait un goût de cigarette Marlboro refroidie, les odeurs étaient brunâtres, des cigognes géantes logotées Nike crevaient le mur du son de leurs cris rauques (oui, Nike était passé maître dans la manipulation génétique d’un grand nombre d’espèces animales et avait réussi à infuser sa marque dans leur pelage et plumage). Bref, tout était un peu bizarre dans ce road trip à pied vers le désert mais nos deux restaient imperturbables sous leurs masques antigaz et leurs jambes n’avaient de cesse de mouliner.

Ici, personne ne porte de masque FFP2 ou antigaz. On dirait que ces éléments n’ont jamais existé.

Quelques semaines plus tard, La Fille s’arrête brusquement et sort sa carte d’Europe. Elle tremble un peu. Elle sent qu’elle se rapproche de leur destination. Elle le sent aux effluves de jasmin qui cinglent l’air ambiant et à la couleur des paysages devenus rouges. Les voilà maintenant dans des canyons pelés d’une beauté à couper le souffle, dans des vallées arides, dans des sierras parsemées de rares taches verdâtres. Ça y est, les voici dans la place (et un air d’Ennio Morricone fend l’air). Elle est tant heureuse qu’elle saute au cou de Fluide et lui roule une pelle magistrale. Fluide se laisse faire et note que son Levis est légèrement boursouflé (car aujourd’hui, son corps est en « il »). Leurs yeux ne remarquent toujours pas le drôle de drone qui vole autour d’eux.

Ce premier baiser ne dure pas, c’est La Fille qui l’interrompt! Arriver sur cette terre lui donne l’envie de balancer son corps comme une ballerine ivre. C’est cela, elle entame une danse chaloupée qui fait valser l’air et les cailloux… C’est la félicité dans la chair, c’est le fuego dans l’âme! Yeeees et yeeees et re-yeeees! Elle chante: « Nous allons construire un nid, un cool nid! Dormons entre les fleurs, mangeons des fruits tombés de l’arbre, cueillons des baies et des étoiles! » Fluide, éclaboussé par l’euphorie de la nana, il rit. Tout en notant que la nuit est en train de s’imposer et qu’il faut sérieusement se mettre à trouver un endroit où crécher. Mais maintenant, La Fille est saoule de gaieté comme après avoir afonné un grand verre de mezcal à jeun et elle hurle à tue-tête qu’elle hait les roses plus que jamais et qu’elle veut se métamorphoser en palmier turgescent et elle hurle tant et si bien… qu’elle finit par rameuter un gars du coin. Il s’approche d’eux. C’est un petit mec baraqué affublé d’une barbe noire qui lui mange presque les yeux. Lui non plus ne remarque pas le minidrone au-dessus de leurs têtes.

– Bonsoir, vous avez besoin de quelque chose?

– Nous cherchons un toit, nous avons fait un long voyage, répond Fluide.

– Bienvenue sur notre terre! Allez voir du côté du rocher rouge, là-bas, il y a une cueva de libre.

– Une « cueva »? , demande La Fille.

– Oui, une grotte dans la roche. C’est l’ancienne maison du berger qui est monté au ciel, il y a quelques mois. Paix à son âme. Mais venez d’abord boire un verre chez nous. Et racontez-nous d’où vous venez, étrangers! Car personne ne s’est plus aventuré sur nos terres depuis des décennies!

Fluide et La Fille emboîtent les pas du mec avec allégresse. Iels traversent un terrain peuplé de végétaux extravagants. La nuit naissante confère aux palmiers et aux agaves géants des allures de monstres nocturnes. On pourrait presque croire qu’ils vont dévorer notre trio. Iels rejoignent une maison blanche aux formes cubiques. Une tablée composée de quelques personnes les accueille les bras ouverts en leur offrant des jus de fruits alcoolisés. Ici, il y a encore des chats domestiques, certainement les derniers spécimens au monde. Ici, personne ne porte de masque FFP2 ou antigaz. On dirait que ces éléments n’ont jamais existé. Des bougies éclairent les visages nus et font briller les yeux. Et les autochtones posent mille questions à La Fille et à Fluide. Ils et elles les auscultent des pieds à la tête. Et ça rit beaucoup. Surtout quand le corps bleu de Fluide varie de « il » en « elle » et vice versa. La soirée s’annonce fiesta. Personne ne remarque le drone qui s’est immiscé dans la pièce.

Et les semaines et les mois passèrent. Installés dans leur cueva, Fluide et La Fille étaient les plus heureux. Iels apprenaient à vivre au rythme du désert et iels profitaient à pleines dents de ce moment de vie suspendu dans le temps, hors du désordre des villes et dégagé de contingences matérielles. Leur existence buissonnière se promenait au gré des souffles du vent et des variations de lumière. Iels faisaient des gueuletons de fruits excentriques. Buvaient l’eau des sources. Iels parcouraient le désert à la recherche des paysages de westerns les nec plus ultra. Ils s’amusaient des formes des cailloux façonnés méticuleusement par les siècles. Iels faisaient l’amour comme on respire à pleins poumons. Cela leur déchirait doucement l’âme et les chairs. Et la nature s’en mêlait. Parfois, iels baisaient contre les peaux d’un eucalyptus. Sur la lisse roche rouge. Dans les grains d’or du sable fuyant. Ou dans les rais d’un soleil presque mort. Et Ennio, Ennio Morricone, grandiose et magistral, faisait vibrer tout ce tangage-là. Iels s’amusaient beaucoup avec leurs nouveaux amis autochtones. C’était une petite communauté vivant de troc, d’entraide et de fêtes! D’ailleurs, c’est cette communauté qui baptisa La Fille du nom de « Fille Girafe ». A cause des taches de rousseur serties de petits poils roux qui étaient apparues sa peau depuis sa descente vers le sud. Et elle, ça lui plaisait ce nouveau nom. Aussi ce nouveau corps taché. C’était tellement inattendu et déroutant. Dans sa vie d’avant, jamais elle n’aurait imaginé s’appeler un jour « La Fille Girafe ».

Bref, leur nouveau quotidien ne ressemblait en rien à leurs jours passés dans le vieux monde et iels avaient la profonde conviction d’enfin vivre une vie qu’iels s’étaient choisie: débarrassée de smartphones et de masques faciaux en tous genres et débarrassée de catastrophes. Aucune information ne leur parvenait du vieux monde et d’ailleurs, iels n’en voulaient plus. Ce désert leur semblait le havre le plus cool dans ce labyrinthe inhumain qu’était devenue la planète Terre. Iels se sentaient libres. Et iels pensaient que cela durerait toute la vie. Le drone, lui, toujours invisible et silencieux, ne les lâchait pas d’une semelle.

Et puis, il y eut ce jour de novembre. Un vendredi. Ce matin-là, réveillés joyeusement aux aurores par des sifflets d’étourneaux, La Fille Girafe et Fluide décident de grimper en haut d’un palmier-dattier. C’est la saison des dattes! Mais ouiiiiii! C’est le moment de les récolter et de faire des provisions.

– Mais oui, Fluide, regarde là, tu le vois cet énorme régime de dattes? On le cueille, on le laisse sécher et on aura une réserve pour plusieurs semaines! J’adore les dattes.

– Ouais, moi aussi, j’adore. Mais bon, c’est haut, j’ai un peu le vertige! Il fait au moins vingt mètres ce palmier!

– Je veux bien essayer mais je n’ai aucune force dans les bras. Mes bras, c’est mon talon d’Achille, tu le sais. Je n’ai pas assez de biscoteaux.

– Ceci dit, c’est toi qu’on appelle « girafe », non?

– Ahahahahahah, c’est vrai! Mais je suis plutôt du genre « girafe naine », je ne mesure qu’un mètre soixante-cinq! Allez, merde, vas-y toi!

– Bon, euuuuh, je veux bien tenter! Mais faut que tu me files une grande branche qui me permettra de faire tomber le régime.

– Ouais, je vais trouver ça. Regarde, on prend les deux bâtons que le berger monté au ciel a laissés, on les rassemble avec des feuilles de palmier séchées et hop, voilà, ça fait un long bois.

– Yeeeeeeep! Fantastique! Quelle équipe nous faisons!

– Quel duo d’enfer, tu veux dire! Rien ne nous arrête, ahahahahahah! ! ! ! ! Purée, je veux bouffer des dattes!

– Bon, je grimpe.

La Fille Girafe est tout excitée. Elle regarde le corps de Fluide (en « elle », ce matin) glisser contre le tronc du palmier-dattier. C’est habile. Souple comme un singe bleuté. Et déterminé comme une flèche en plein tir. L’arbre ne bronche pas. Il s’en fout, il se laisse gravir avec nonchalance, avec cette sorte de nonchalance qui n’appartient qu’aux palmiers! Fluide pousse des petits cris de guerre, autant de petites injonctions qui viennent encourager chaque fibre de ses muscles. Yeeeees, siiiii, elle y est presque… Cinq mètres, dix mètres… Le régime est presqu’à la portée du bâton. Et c’est à cet instant-là que La Fille Girafe remarque un drôle d’insecte qui virevolte autour du visage de Fluide. Elle ne se doute pas un instant qu’il s’agit d’un drone.

Fluide est maintenant en équilibre très instable. La force dans ses bras commence à lui manquer. Plus son corps se tend pour atteindre le régime, plus celui-ci semble s’éloigner. Comme dans les cauchemars. Ses pieds sont ancrés dans les failles du tronc. Mais Fluide se penche dangereusement. La Fille Girafe a un mauvais pressentiment, un mauvais goût dans la tête et lui dit: « Laisse tomber, Fluide, redescends, c’est trop dangereux ». Fluide ne fléchit pas, elle VEUT cette satanée fucking grappe de dattes. Mais trop tard… Perte d’équilibre. Et son corps vacille vers le vide.

La Fille Girafe hurle. En une fraction de seconde, elle visualise le corps de Fluide s’écrasant contre le terrain rocailleux… Et là, un événement très étrange survient. Au lieu de poursuivre sa chute vers le sol, le corps de Fluide est aspiré par le ciel! Oui, son corps se redresse droit comme un beau i. Et il se met à s’élever dans les airs… Puis disparaît dans le firmament, ballon d’hélium à un goûter d’anniversaire. La Fille Girafe est tétanisée. La réalité vacille. Elle croit rêver.

C’est qu’iels n’avaient pas entendu les dernières informations du vieux monde, l’ultime catastrophe qui menaçait une fois de plus l’humanité. Depuis quelques mois, pour une raison mystérieuse, certains êtres humains perdaient le sens de la gravité, ils s’envolaient dans le ciel et disparaissaient à jamais dans l’atmosphère. Comme ce brave berger… Aucun vaccin n’avait été trouvé. Le port de chaussures aux semelles de plomb restant le meilleur moyen de garder les pieds sur Terre.

La Fille Girafe reste seule, aveuglée par le bleu du ciel qui lui a mangé Fluide. Elle est hagarde. N’a même pas la force d’émettre un son ou un pleur. Elle entraperçoit le régime de dattes, intact, sur sa branche orangée. De longues minutes, elle reste figée, sans rien dire. Dans un silence sur- naturel. Soudain, elle note à nouveau la présence de cet insecte bizarre qui, cette fois, vient voleter près de ses mèches rousses avec insistance… D’un claquement des mains aussi précis qu’un tir de cow-girl, elle l’écrase en plein vol. La petite mécanique est réduite à néant. Puis, une voix semblant surgir de nulle part hurle: « Meeeeeerde, coupeeeeeeez! ». De derrière un rocher, une équipe de tournage de film jaillit, affublée de tee-shirts et de casquettes Netflix.

Quelques mois plus tard, la série intitulée Rosy’s mirage connut un succès mondial.

La bio

Formée à l’INSAS, Isabelle Wéry est comédienne et metteuse en scène. Le public belge a pu découvrir cette artiste multifacette dans Les Monologues du vagin sous la direction de Tilly ou encore dans L’École des ventriloques mis en scène par Jean-Michel d’Hoop. Mais c’est aussi dans l’écriture qu’elle déploie son talent. Son roman paru en 2018 chez OnLit, Poney flottant, a connu un large succès critique et public. Un texte qu’elle a adapté pour la scène dans un spectacle mêlant spoken word, musique électronique et arts visuels.

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