La femme la plus puissante du monde

La chancelière allemande semble assurée – sauf surprise – de conserver son poste après les législatives du 27 septembre. Simplicité, force tranquille : en quatre ans, la fille de pasteur, élevée en RDA, a imposé sa différence. A son parti, à son pays et à tous les grands de la planète.

De notre correspondante

Elle ne ressemble à personne, vraiment. De tous les chanceliers qui se sont succédé à la tête de l’Allemagne, elle est la première femme. Aucun de ses prédécesseurs, depuis la fin de la guerre froide et la réunification, en 1989-1990, n’avait vécu en ex-Allemagne de l’Est, de l’autre côté du Rideau de fer. Aucun n’a occupé le poste aussi jeune, dès l’âge de 51 ans – soit une quinzaine d’années, guère plus, après son entrée en politique ! Ayant réussi, seule ou presque, la conquête de son parti, voilà quatre ans qu’elle s’est imposée au sommet de l’Etat. Sa popularité reste intacte, alors que son pays traverse la pire récession économique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Si le système électoral allemand autorisait de voter directement pour elle, lors des législatives du 27 septembre, ils lui accorderaient, selon les sondages, une trentaine de points d’avance sur son concurrent social-démocrate (SPD), le ministre des Affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier. Mais qui est donc Angela Merkel, couronnée récemment par le magazine américain des affaires Forbes, et pour la troisième fois consécutive,  » femme la plus puissante du monde  » ? Et comment parvient-elle, sans l’expérience d’un Gordon Brown, ni le sourire télégénique d’un Silvio Berlusconi, ni le volontarisme affiché d’un Nicolas Sarkozy, ni le charme d’un José Luis Zapatero, à s’imposer avec tant de facilité à ses interlocuteurs ?

Lors de sa dernière campagne, il y a quatre ans, la candidate conservatrice de l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne (CDU) parlait en public comme un automate, et semblait redouter la gaffe qui la ferait trébucher. Aujourd’hui, elle excelle dans l’à-propos. Lors d’un meeting sur la place du marché de Wittenberg, dans l’est du pays, elle aperçoit des ballons rouges dans le ciel, lâchés depuis le clocher de l’église par des militants du SPD local. La chancelière s’interrompt soudain, sourit avec malice :  » Moi qui ai les pieds sur terre, explique-t-elle, j’aime voir voler dans le ciel les baudruches des sociaux-démocrates !  » Et d’ajouter, lorsque le premier ballon éclate :  » Pof ! Et voilà ce qui arrive à leurs idées !  » La foule jubile :  » Angie ! Angie ! « à

Des talents de négociatrice charmante, mais acharnée

A l’image de sa carrière politique fulgurante, Angela Merkel n’a pas perdu de temps à s’imposer, une fois parvenue à la chancellerie. Sur la scène internationale, d’abord. Moins d’un mois après son investiture, la  » nouvelle  » parvient ainsi à réconcilier  » les vieux routards  » Chirac et Blair sur les finances de l’Europe, révélant des talents de négociatrice charmante, mais acharnée. Quelques semaines plus tard, lors de sa première rencontre avec George W. Bush, à Washington, elle évoque la fermeture de la prison de Guantanamo. Puis, à Moscou, elle parle ouvertement des droits de l’homme avec Vladimir Poutine, avant de recevoir, à l’ambassade allemande, des représentants de la société civile russe. Elle accueillera ensuite le dalaï-lama à Berlin, sans craindre les foudres de Pékin, et critiquera sans détour la guerre en Géorgie, bravant la colère de Moscou.  » Dans ces moments, en tant que citoyen allemand, je me suis senti très bien représenté par elle « , concède Dirk Kurbjuweit, un journaliste, dans un livre par ailleurs très critique à son égard.  » Merkel a démarré sa législature sans le moindre faux pas alors qu’elle n’avait aucune expérience en politique étrangère, complète le patron de l’institut Forsa, Manfred Güllner, proche des sociaux-démocrates. Elle est entrée dans la fonction bien plus vite que Gerhard Schröder, qui a franchement cafouillé lors de ses débuts au pouvoir. « 

Sans doute a-t-elle bénéficié de circonstances particulièrement favorables. Pendant l’été 2006, l’Allemagne organise la Coupe du monde de football et se présente au reste de la planète comme un pays ouvert, sympathique et décomplexé. Contre toute attente, la Mannschaft, entraînée par un Jürgen Klinsmann très critiqué avant le début de la compétition, termine troisième ! Rien de plus facile, alors, que de participer à la bonne humeur collective, en applaudissant comme une enfant, depuis la tribune officielle, à chacun des buts marqués par les joueurs allemands. Angela Merkel ne s’en prive pas. Et ses compatriotes s’en amusent. Plus sérieusement, début 2007, Berlin prend la double présidence de l’Europe et du G8. Une aubaine pour arpenter la cour des grands : du Sommet des pays industrialisés organisé à Heiligendamm, ville balnéaire de la Baltique, les Allemands retiendront l’image de cette première femme chancelière entourée des chefs d’Etat et de gouvernement les plus puissants de la planète, tous masculins, dans une corbeille de plage géante.  » Angie  » a l’air dans son élément. Elle badine avec un président américain visiblement conquis, qui vient de lui faire quelques concessions dans la lutte contre le réchauffement climatique. Cela tombe bien : celle qui fut ministre de l’Environnement (de 1994 à 1998) en profite pour peaufiner son image de  » chancelière du climat « , Jeanne d’Arc européenne de la réduction des gaz à effet de serre, qui saura parfaitement dissimuler, ensuite, son net recul sur le sujet – en décembre 2008, à Bruxelles.

Hyperpuissante, la chancelière ne se met pourtant pas en avant comme son homologue français : lors de négociations internationales, elle adore les coulisses. En toutes circonstances, Angela Merkel se refuse à incarner physiquement le pouvoir qu’elle exerce : elle a dû dire à ses gardes du corps, au début de la législature, de laisser au vestiaire leurs allures de cow-boy. Pas question d’entrer dans un lieu en coup de vent : elle marchera lentement. Et lorsqu’elle reçoit un chef d’Etat étranger sur le tapis rouge, l’hôte de la chancellerie met un point d’honneur à ne pas marcher en cadence quand retentissent les hymnes nationaux.

Le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, décrit, lui aussi, une Angela Merkel jouant sur le registre de la simplicité :  » Lors de nos interminables sommets, les chefs de gouvernement restent en général assis à leur table et envoient leurs conseillers discuter [NDLR : avec les représentants des petits pays]. Angela Merkel, elle, se déplace souvent pour parler directement avec chacun d’entre eux (1).  » Gouverner la première économie d’Europe ne dispense pas, pour autant, de soigner ses rapports avec les  » poids plume  » de l’Union. C’était déjà la conviction de Helmut Kohl. De même la chancelière a-t-elle suivi la ligne de ses prédécesseurs à l’égard de la Russie. Avec un bémol : à la différence d’un Gerhard Schröder s’affichant en ami personnel de Vladimir Poutine – comme le fit Kohl avec Mikhaïl Gorbatchev et Boris Eltsine – elle se contente d’entretenir avec le Premier ministre et, surtout, avec le président russes  » de bonnes relations de travail  » – alors qu’elle parle leur langue couramment. Pour le reste, pas question de fermer la porte à cet immense pays dont l’Allemagne est le premier partenaire commercial. Qu’il s’agisse d’approvisionnement énergétique ou de sécurité, de l’Iran ou du Proche-Orient,  » elle a bien compris au cours de sa législature qu’il fallait toujours garder un accès à Moscou, analyse Martin Koopmann, directeur de la fondation Genshagen. Ne pas maintenir cette relation privilégiée avec le Kremlin, c’est courir le risque de perdre sa propre influence sur la scène internationale « .

Un an après le début de la crise, elle a montré qu’elle avait des nerfs

Les premiers affolements des marchés, il y a un an, ont mis en exergue les incompréhensions accumulées au fil des mois entre Paris et Berlin.  » Angela Merkel a eu une gestion passive de la tourmente, elle est restée très défensive, comme désorientée « , juge l’économiste Henrik Enderlein. En refusant catégoriquement toute réponse au niveau européen, et en hésitant longuement à mettre en place dans son pays un véritable plan de relance,  » Madame No « , comme l’avait baptisé l’hebdomadaire Der Spiegel, a passablement irrité.  » La France y travaille, l’Allemagne y réfléchit « , avait alors lancé un Nicolas Sarkozy, cachant mal son agacement à l’égard de ce grand pays qui refusait, selon lui, de prendre ses responsabilités.  » Reste que quelques mois plus tard, lors du G20 de Londres, ils sont parvenus à imposer leur volonté de mieux réglementer les marchés face à l’approche anglo-saxonne, beaucoup moins interventionniste « , précise le député conservateur Andreas Schockenhoff.

Aujourd’hui, en tout cas, l’économie allemande lance des signaux encourageants de reprise : si le chômage augmente toujours, la croissance est repartie au deuxième trimestre (+ 0,3 % du PIB), les dépenses de consommation des ménages ont progressé, les exportations se redressent et les milieux financiers allemands retrouvent le moral. Pour l’opinion publique, un an après le début de l’ouragan, Angela Merkel a montré qu’elle avait des  » nerfs « . Et, aussi, qu’elle pouvait travailler étroitement avec son ministre des Finances, social-démocrate, Peer Steinbrück. Car cette femme originaire d’Allemagne de l’Est, de par sa biographie et son tempérament, semble avoir toutes les qualités requises pour gérer une  » grande coalition « , cette cohabitation à l’allemande. Tous ses ministres vous le diront – et notamment les femmes, qui n’ont rien oublié des brutalités verbales de Gerhard Schröder : depuis 2005, à la table du conseil, chaque mercredi à Berlin, on écoute, on discute, on se parle avec courtoisie et l’on se donne du temps avant de décider. Ce qui a ses limites.  » Ils ont bu du thé durant quatre ans et se sont congratulés pour leurs anniversaires, ironise Der Spiegel. Ce gouvernement a géré le pays mais il n’a lancé aucun grand projet.  »

De fait, à l’image d’une constellation politique ne donnant pas un espace suffisant à l’opposition, le bilan de ces quatre années porte le sceau du consensus forcé : après avoir rapidement augmenté la TVA de 3 points et fixé l’âge du départ à la retraite à 67 ans, l’équipe Merkel a paru s’enliser dans ce qui devait être le grand dossier de la législature, la réforme du système de santé. Seule la sémillante et médiatique ministre de la Famille, Ursula von der Leyen, a apporté quelques couleurs au tableau d’ensemble : son  » salaire parental « , mis en place en janvier 2007 et permettant aux femmes ou aux hommes de s’arrêter de travailler durant au moins un an pour s’occuper de leur progéniture (tout en touchant 67 % de leur salaire net) connaît un certain succès. Cette loi a par ailleurs permis de moderniser l’image du parti conservateur en occupant un terrain, la politique familiale, habituellement dévolu aux sociaux-démocrates du SPD.

C’est bien là le problème du parti socialiste allemand : ayant passé quatre ans dans le rôle du  » partenaire junior  » au sein du gouvernement, il peine à affirmer son identité. Coincé entre Die Linke, le mouvement de la gauche radicale coprésidé par Oskar Lafontaine, et les démocrates-chrétiens de la CDU, le parti de la chancelière, désormais installé au centre de l’échiquier politique, le SPD ne parvient pas à mobiliser. Son candidat, Frank-Walter Steinmeier, apparaît sympathique et compétent. Mais, à la différence de Gerhard Schröder, dont il fut le bras droit, l’actuel ministre des Affaires étrangères ne  » sent pas l’écurie « . Jamais élu au Bundestag et sans expérience du terrain, il lui manque le charisme de son mentor :  » Il parle comme Schröder, il fait du Schröder mais ce n’est pas Schröder, reconnaît un militant SPD. Et il a un vrai problème : Angela Merkel. « 

Le 27 septembre à 18 heures, à l’issue d’une campagne électorale souvent ennuyeuse, l’actuelle chancelière a donc toutes les chances d’être confirmée à son poste. Elle dit espérer former une coalition avec les libéraux du FDP (voir Le Vif/L’Express du 17 septembre), option que les sondages lui accordent encore. Dans ce cas de figure, elle devra sans doute laisser de côté ses méthodes consensuelles de management pour imposer une politique plus conservatrice. Mais il est bien possible aussi que le vote des Allemands lui donne de nouveau la direction d’une grande coalition, pour quatre ans. Angela Merkel affirme ne pas le souhaiter. C’est pourtant ce qu’elle a fait de mieux jusqu’à présent.

(1) In So regiert die Kanzlerin (Ainsi gouverne la chancelière), par Margaret Heckel, Piper Verlag, 2009.

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