La face cachée de François Pirette

François Pirette ?  » Un révolté de pacotille, mais un révolté quand même « , dit de lui-même l’humoriste. Amédée, Nathalie, Antonio et Kéééévin : ses personnages ont intégré notre patrimoine, jusqu’à devenir les figures d’un imaginaire authentiquement wallon. Mais, derrière le pitre, se cache un homme tourmenté : Thierry Van Cauberg.

La maison de François Pirette, c’est un peu la ferme à Maturin : y a des poules, des canards et des oiesà Le plus populaire des comiques wallons vit exilé en France depuis quinze ans. Là-bas, en rase campagne, à 55 kilomètres à l’ouest de Tours, il s’est dégotté une ferme qui lui sert à la fois de quartier général, de studio de production et de centre de relaxation. Sur son vaste terrain, les animaux vont et viennent, sans risquer de passer un jour à la casserole. Pêle-mêle, on recense : deux ratons-laveurs, un chevreuil, quatre ânes, des oies, des chèvres, des moutonsà Tout autour, cyprès, lavandes, oliviers, chèvres-lièges et pins italiens poussent à leur rythme. Un domaine de rêve ? Plutôt une bicoque patiemment transformée en petit coin de paradis, mais pas du tout tape-à-l’£il.  » Je vis ici avec ma compagne depuis sept ans et les toilettes ne sont pas encore achevées, insiste François Pirette. Mes fauteuils sont en plastique. Ma table, je l’ai construite moi-mêmeà Je n’ai pas honte de ma réussite, même si je suis bien conscient de ma chance. « 

Asile politique. Le titre de son spectacle diffusé en décembre 2007 faisait-il écho à son parcours ? L’humoriste montois a-t-il délibérément fui la Belgique, et l’atmosphère suffocante d’un conflit communautaire interminable ? A le voir, barbe de trois jours, chemise kaki et baskets fluo, on se dit qu’il ne se porte pas trop mal, pour un réfugié.  » L’éloignement renforce ma vigilance, confie-t-il. Je n’ai jamais été aussi attentif à l’actualité belge que depuis que je vis en France.  » Toujours est-il qu’il y a quelque chose de saugrenu à créer, depuis un village bucolique du Loir-et-Cher, des sketchs aussi ancrés dans le terroir wallon. Car les personnages de Pirette s’inspirent tous de son Borinage natal, si pas de sa propre famille. Antonio, Amédée, Nathalie, Kevinà Aucun ne fait exception.

A l’origine, François Pirette lui-même n’est qu’un personnage parmi d’autres. Au début des années 1980, un certain Thierry Van Cauberg anime une émission de canulars téléphoniques sur Radio 2, l’ancêtre de VivaCité. A la recherche d’un nom qui sonne wallon, il invente François Pirette, sans se douter qu’il enclenche du même coup une mécanique irréversible. Comme Frankenstein, il verra bientôt sa créature lui échapper. Au fur et à mesure qu’il gagne en popularité, Pirette éclipse les autres rôles de Van Cauberg : Bedreck, le prof précieux, Guidon-de-course, l’homosexuel, ou encore Mombassa, l’immigré africain. Des années après, lorsqu’il met en scène son premier one-man-show, l’artiste souhaite inscrire Thierry Van Cau sur l’affiche. Mais le public ne connaît plus que Pirette. Tout retour en arrière est désormais impossible.  » Je me sens mal à l’aise avec ce pseudo, avoue aujourd’hui l’intéressé. D’abord, j’ai l’impression que ce n’est pas moi. Et puis, je trouve que ça sonne ringard. « 

Les mafieux à ses trousses

Thierry Van Cauberg naît en 1963 à Jemappes, grosse localité industrielle située sur la commune de Mons. Les tambours des Gilles et les mélopées d’Adamo bercent son enfance. Son grand-père était mineur ; son père, employé de banque. Dès ses premières années à l’Institut Saint-Ferdinand, il révèle des aptitudes de comique-troupier. Prompt à contester la hiérarchie scolaire, il passe aussi un nombre incalculable d’heures dans le couloir. C’est pourtant l’un de ses profs de français qui, en apportant en classe des piles de Charlie Hebdo et d’ Hara-kiri, éveillera sa conscience politique et l’aidera à affiner ses talents d’humoriste.

Plus tard, quand vient le moment de choisir des études supérieures, il s’en remet à l’air du temps. Nous sommes en 1982, et les  » fils de pub  » incarnent le dynamisme de la nouvelle décennie. Ni une ni deux : Van Cauberg entame un graduat en publicité, qu’il abandonne après quelques mois. Engagé comme standardiste à la RTBF-Mons, il attire l’attention de ses chefs grâce aux vannes qu’il balance à tour de bras dans la cafétéria. Hop ! Le voilà à la barre de sa propre émission, chaque dimanche matin. Mais, à 25 ans, grosse panique : ses copains possèdent tous  » un vrai métier « , tandis qu’il en est toujours à imaginer des canulars. Il investit un vieux théâtre de Binche pour y lancer un club de snooker. Pas n’importe lequel.  » Le plus beau club de snooker de Belgique.  » Les clients arrivent très vite. Les ennuis, aussi. Moins d’un mois après l’inauguration, la mafia turque locale veut déjà sa part. Les caïds italiens s’interposent. Pour 60 000 francs belges par semaine (environ 1 500 euros), ils promettent leur aide. Thierry Van Cauberg les envoie tous balader. La réponse ne tarde pas. Un soir, peu après minuit, quatre types font irruption, armes au poing. Ils vident leur chargeur dans la salle, dévastent tout. C’est la faillite. Van Cauberg/Pirette en revient à son premier coup de c£ur : faire rire. Le créneau est moins risqué, le succès, encore plus gigantesque.

Les humoristes pullulent en Europe. Mais aucun ne possède, dans sa communauté, un rayonnement équivalent à celui de Pirette. Traduit en chiffres, le phénomène laisse pantois. En 2002 déjà, 852 000 personnes avaient regardé son spectacle Pop Art sur la RTBF : la meilleure audience de l’année. Mais Pirette est réellement entré dans l’histoire de la télévision belge en décembre 2007 : diffusé par RTL-TVI, Asile politique a attiré 956 000 spectateurs. Rien de moins que la deuxième meilleure audience de la décennie. Seul Titanic, en 2000, a fait mieux, avec 971 000 spectateurs. Avant Pirette, la Belgique francophone a, bien sûr, connu d’autres comiques populaires. On ne citera que Stéphane Steeman. Mais c’était à une époque où les gens écoutaient massivement la radio le dimanche soir et où les chaînes publiques détenaient un quasi-monopoleà  » Aujourd’hui, dans un univers tellement concurrentiel, où on assiste à une banalisation du média, le succès de François Pirette prend une dimension encore plus exceptionnelle « , analyse Stéphane Rosenblatt, directeur des programmes de RTL-TVI. La chaîne privée soigne son joyau et songe même à lui confier l’animation d’un talk-show.

Alter ego indissociable de ce François Pirette impérial, bankable, Thierry Van Cauberg ne cherche pas à masquer sa fragilité.  » Les inquiétudes individuelles sont de plus en plus palpables. Elles exacerbent les égoïsmes. Elles ne laissent plus aux gens la possibilité d’être aussi humanistes qu’il y a vingt ans « , lâche-t-il. Pourtant, il n’ira jamais consulter de psy.  » Le jour où je ne suis plus malade, je suis au chômage. Quand je cesserai d’être tourmenté, qu’est-ce qui me poussera encore à écrire des histoires ?  »

Le 1er février 2008, Le Monde lui consacrait presque une demi-page. En titre :  » François Pirette, le « Coluche » belge qui stigmatise le nationalisme.  » Comme Coluche, Pirette aborde de front les thèmes politiques.  » Révolté de pacotille, mais révolté quand même « , dit-il. Il aime ruer dans les brancards, quitte à asséner ses propos avec la légèreté d’un bulldozer. Exemple tiré de Pirette des Caraïbes :  » Après que Randy Newman ait osé comparer Hitler et Léopold II, la famille veut porter plainte. Mettre Hitler et Léopold II dans le même sac, je comprends qu’ils n’aient pas appréciéà Bien que je me demande si Hitler a encore de la familleà « 

Pirette convainc surtout quand il scrute les moindres faits et gestes de ses contemporains, à la façon d’un anthropologue. Dans un épisode de Pirette des Caraïbes, un père s’adresse à son fils :  » Je te sens soucieux, pour ne pas dire inquiet.  » Une réplique anodine, mais où transparaît la condition de ces Wallons issus des classes populaires, fiers d’utiliser des tournures de phrase haut de gamme, mais maniant la langue française d’une façon malhabile.

Composés de sketchs très  » écrits « , enrichis de décors et d’une panoplie d’accessoires (ah, le fameux casque de cyclomoteur !), les spectacles de François Pirette naviguent à contre-courant de la mode actuelle du stand-up, cette forme d’humour minimaliste où les comédiens enchaînent de courtes histoires, sur un ton rigolard et faussement improvisée. Son style le rapproche davantage d’humoristes un peu oubliés, tels Alex Métayer et Bernard Haller, que de Djamel ou de Gad Elmaleh.  » On peut dénoncer les mêmes choses en y apportant le souci de la narration, se défend-il. Dans le stand-up, on enfile les perles : pif, paf, pouf. Moi, je préfère raconter des histoires. « 

Raconteur d’histoires : sa vocation. Sa différence, aussi. Car, bizarrement, François Pirette n’a jamais été associé à la clique des Philippe Geluck, Noël Godin, Yolande Moreau, Jean-Luc Fonck, Benoît Poelvoorde et compagnie. En dépit de leur irrévérence, ces artistes loufoques qui incarnent l’humour belgo-zinzin ont fini par décrocher une reconnaissance officielle, et même une étiquette  » chic « . François Pirette, au contraire, reste suspect aux yeux de l’intelligentsia. C’est que lui ne fait pas dans le surréalisme, mais dans le réalisme le plus cru. Son £uvre ressemble à un remake de Misère au Borinage, version comique. Que fera-t-il quand la misère aura débarrassé le plancher wallon ? Il pourra toujours rouvrir un club de snookerà

Tout Pirette, coffret 12 DVD, coédité par la RTBF et RTL-TVI.

Soirée spéciale François Pirette, le 30 décembre sur RTL-TVI.

François Brabant

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