Sophie Jassogne, collaboratrice scientifique à l'Institut de recherche Santé et Société de l'UCLouvain. © DR

« La délation, c’est l’antiparole, l’anticonfiance. »

Pour Sophie Jassogne, de l’Institut de recherche santé et société de l’UCLouvain, les dénonciations trouvent un terreau fertile dans la peur. Celle-ci se nourrit du clivage entre les « bons » et les « mauvais » citoyens, accentué, même à leur corps défendant, par certains politiques et experts.

La recrudescence apparente des dénonciations à la faveur de cette crise sanitaire vous surprend-elle et vous inquiète-t-elle?

Elle ne me surprend pas quand on connaît les mécanismes qui poussent à la délation. Et elle ne m’inquiète pas non plus parce que nous vivons dans une société en paix et démocratique. La délation est beaucoup plus répandue comme un élément de contrôle social dans les dictatures ou dans des contextes de désorganisation sociale ou de violences, notamment pendant les guerres. Actuellement, le phénomène me paraît encore relativement restreint et condamné par une large partie de la population. Du fait de la pandémie, celle-ci est confrontée à un dilemme à propos de sa sécurité : ne dois-je pas dénoncer mon voisin en ces temps de Covid pour mon bien et pour celui des autres, tout en sachant qu’il s’agit d’un comportement pas très reluisant, réprouvé et qui ne va pas de soi? Tout se passe comme s’il y avait, d’un côté, ceux qui respectent les règles et ,de l’autre, ceux qui risquent de ne pas les respecter ou ne les respectent pas. On a créé en quelque sorte deux groupes, « eux » et « nous ». Quand la sécurité, notre vie, notre santé, celle de nos enfants sont en danger, tout peut être justifiable. La pandémie a levé en partie les interdits, les inhibitions. La délation est d’une certaine manière encouragée. Elle est perçue comme non répréhensible.

La pandémie a levé en partie les interdits, les inhibitions. La délation est d’une certaine manière encouragée.

L’autorité publique a-t-elle une responsabilité dans ce phénomène?

Le clivage entre « eux » et « nous » est renforcé par la peur. La peur d’être contaminé, de l’avenir, de ne plus vivre comme avant. Dans ce contexte, n’importe qui peut devenir un ennemi en puissance qui nous met en danger. Il est alors plus facile de passer à l’action et d’appeler la police pour dénoncer son voisin. Celui-ci n’est pas un ennemi. Mais il est perçu comme un ennemi. Dans la crise sanitaire que nous connaissons, certains politiques ou certains experts, sans le faire nécessairement exprès, nourrissent le clivage entre ceux qui respectent les règles et ceux qui mettent en péril les efforts consentis. La délation est aussi plus courante avec des gens que l’on connaît. Elle est d’autant plus « facile » quand, sur des raisons idéologiques, politiques ou sanitaires, se greffent des raisons personnelles. La proximité sociale avec celui que l’on cible entraîne encore plus de violence et de haine.

Que dit cette propension à la délation de notre société et de notre vie en société?

Les grandes philosophes comme Hannah Arendt l’ont souligné: c’est un comportement humain. Dans la délation, on trahit l’autre de façon anonyme. On ne se cache pas pour protéger l’autre, pour diminuer sa souffrance, pour dénoncer un enfant qui est martyrisé par ses parents. L’objectif dans la délation est que l’autre soit potentiellement puni et que cette démarche rapporte quelque chose au dénonciateur, un gain financier ou le bénéfice d’une vengeance. Je crois que cette inclination sommeille en chacun de nous. Elle peut plus facilement ressortir pendant les moments de peur collective ou de grande émotion. Dans les sociétés démocratiques, on est confronté à cette dialectique entre la pulsion de délation et des sentiments considérés comme beaucoup plus nobles, comme l’échange, la parole, la confiance… La délation, c’est l’antiparole et l’anticonfiance.

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