La crise a-t-elle vidé la caverne d’Ali Baba ?

Les constructeurs belges et les Emirats : une déjà longue histoire d’amour et d’intérêts mutuels digne des Mille et Une Nuits. La crise a-t-elle cloué au sol les tapis volants et fait taire pour longtemps le génie de la lampe à pétrole ? Reportage.

Dubai, Sheikh Zayed Road, 10 heures .  » Vous voyez ici ? Sur cette cinq-bandes, l’an dernier, on en aurait eu pour plus d’une heure à traverser la ville. Aujourd’hui, avec la crise, on dirait qu’il y a un tiers de véhicules en moins : les gens regardent à la dépense inutile et laissent leur grosse voiture au garage. Dans quelques jours, ils pourront prendre le nouveau métro construit par les Japonais « , explique, turban soigné sur la tête, le chauffeur du 4 x 4 où l’airco turbine à glacer les os ( lire l’encadré page 62).

La crise ? A voir ce qui sort encore de terre et monte à des hauteurs indécentes à l’échelle de notre continent, difficile de croire qu’elle frappe réellement la région comme les gros titres des quotidiens européens le prétendent. Pour tenter de cerner l’étendue des dégâts dans cet épicentre où la croissance était la plus tapageuse, petit détour par les quartiers généraux de Besix (Six Construct), le géant belge de la construction dans le Golfe. Tapi dans la banlieue industrielle proche du centre, le siège du leader belge n’est guère facile à trouver. Perdu entre les gratte-ciel, il n’affiche aucun signe extérieur de richesse. Pas besoin : les chantiers que Besix aligne dans la région parlent d’eux-mêmes, même si, pour l’instant, le carnet de commandes fond substantiellement. Certains parlent même de réduction drastique des effectifs dans les bureaux d’études en amont des chantiers, largement surreprésentés pour l’instant.

Crise ? Quelle crise ?

Outre la Burj Dubai, la plus haute tour du monde à ce jour (818 mètres), qui sera inaugurée le 2 décembre prochain et a été construite en association avec Samsung et Arabtec pour Emaar Properties, premier promoteur de Dubai (32 % à l’Etat) et du globe, Six Construct se paie une carte de visite dorée sur tranche. A l’instar de l’entreprise alostoise de dragage Jan de Nul, qui cartonne également dans la région, Besix remplit essentiellement son carnet de commandes au Qatar, à Abu Dhabi et à Dubai.

Parmi les derniers ouvrages d’art démesurés en vue pour le moment : les finitions du chantier interminable de la Grande Mosquée d’Abu Dhabi, récemment ouverte, ou le dôme majestueux du Yas Marina Ferrari Experience, un impressionnant parc de loisirs qui sort actuellement du sable non loin du circuit de formule 1 inauguré à l’automne prochain. Le monde entier pourra en admirer les contours quasi entièrement griffés par des firmes européennes lors du Grand Prix programmé le 1er novembre prochain et estampillé aux couleurs de la compagnie aérienne locale, Etihad. Encore inconnue il y a dix ans, celle-ci s’est vu doter, par ses parrains publics, d’une flotte aérienne flambant neuve. Objectif : faire d’Abu Dhabi, à l’instar ce que la concurrente voisine Emirates fait pour Dubai : une destination touristique incontournable sur l’échiquier mondial. Un seul exemple : après seulement quatre ans d’existence, la fréquence de la ligne directe Bruxelles-Abu Dhabi vient de passer de 4 à 6 vols hebdomadaires.

 » Il serait stupide de prétendre que nous ne connaissons pas la crise, avoue de but en blanc Philippe Dessoy, General Manager de Six Construct, exilé volontaire dans le Golfe depuis plus de quinze ans. Mais, à ce jour, nous n’avons dû arrêter aucun chantier. Tout au plus avons-nous dû en mettre certains au frigo, en attendant que le gros de l’orage passe. L’essentiel est que nous avons encore un carnet de commandes suffisamment rempli, au Qatar notamment, pour nous occuper environ trois ans.  » Au programme : hôtels de standing, ponts, tours et autres terminaux gaziers.  » Cela permet de voir venir. Pour le reste, nos activités dans les Emirats représentent une part relative aujourd’hui majoritaire dans le chiffre d’affaires global de Besix Group. Et nous ne serons pas fâchés de pouvoir réduire un peu la voilure : depuis quelques années, nos équipes sont sur les genoux… « 

Voilà pour la nuance, toute momentanée. Au rayon des chantiers avortés – environ 150 répertoriés pour l’ensemble de la zone -, on relève notamment les projets les plus démesurés, comme ceux des îles artificielles (créées de toutes pièces par les énormes dragueurs de Jan de Nul), dont la troisième phase semble bel et bien oubliée. En ligne de mire : les promoteurs Emaar et, surtout, Nakheel Properties, l’autre bras armé de l’Etat local.

Pour le reste, partout en Europe, on signerait à deux mains pour vivre un ralentissement tel que celui vécu ici pour l’instant. Confirmation non loin de là, au Dubai International Financial Centre (DIFC), mastodonte immobilier et financier sorti de terre il y a juste 5 ans et déjà classé 5e place financière de la zone Moyen-Orient-Asie-Océanie pour les investisseurs européens et américains, après Singapour, Hongkong, Tokyo et Sydney :  » La crise nous frappe de plein fouet, comme partout ailleurs. Mais malgré tout ce que les médias européens racontent, nous ne connaissons pas de récession. Notre taux de croissance a chuté de 7,5 % en 2008 à 2-3 % pour 2009. A l’échelle mondiale, cela reste relativement raisonnable. Et, grâce notamment au retour déjà amorcé de capitaux chinois et indiens, nous prévoyons de revenir à un taux de croissance proche des 5 % à l’aube de 2010. A moins de trois heures d’avion, on recense deux milliards de personnes, dont un très grand nombre rêve toujours d’habiter, de travailler ou d’investir ici. Si les paramètres actuels se maintiennent, bien sûr… « , résume Nasser Saidi, économiste en chef du DIFC et ex-ministre libanais de l’Economie. Selon cet expert aguerri, Dubai disposerait aussi, en cas de coup dur, d’un énorme coussin financier évalué à quelque 400 milliards de dollars américains et placé à l’étranger.

Et de poursuivre, très énervé par certains médias anglais ou allemands :  » On sait trop peu en Europe que Dubai est aujourd’hui peuplée à 85 % d’étrangers et est devenue en quelques années une destination touristique majeure, déjà plus importante que l’Egypte, par exemple, sur l’échiquier mondial. Rien que l’an dernier, nous avons accueilli 8 millions de touristes et 37 millions de passagers ont transité par notre aéroport international. Quant à Djebel Ali, le port maritime de fret de Dubai, il est devenu en une décennie la troisième plate-forme de conteneurs du globe. « 

Abu Dhabi : tout sauf la copie conforme

Abu Dhabi, corniche côtière, 11 heures. A l’origine cantonnée sur une île étriquée qui s’avance dans le golfe Persique, la ville, située dans le nord, déborde aujourd’hui de toutes parts dans le désert du Rub’ al-Khali, qui compose la majorité de l’émirat éponyme. Raison pour laquelle les autorités locales ont lancé un plan d’urbanisme ambitieux à l’horizon 2030 : une brique de quelque 175 pages rédigées par des experts internationaux sous le patronage de Sa Grandeur Sheikh Khalifa bin Zayed An Nahyan. Une feuille de route pointue dont on ne devrait plus s’écarter.

Il était temps : Abu Dhabi, littéralement  » Père de la gazelle « , n’en finit plus de s’étendre à grand renfort d’irrigation artificielle et de chantiers démesurés. Et elle le faisait récemment encore sans plan cohérent, avec une prévision de triplement à court terme.

L’émirat aux richesses pétrolifères colossales, qui possède des frontières avec l’Arabie saoudite au sud et à l’ouest, Oman à l’est et les émirats de Dubai et de Sharjah au nord, voulait résolument susciter l’attention – l’admiration – de ses voisins directs et du monde entier. Mais Dubai lui faisait de l’ombre depuis près de dix ans. Les dirigeants d’Abu Dhabi, en mal de racines et d’identité durables, ont donc opté pour un développement moins ostentatoire, en jouant la carte de la diversification, de la culture et de l’environnement. Désormais, c’est la toute jeune TDIC, Tourism Development & Investment Company, qui veille aux destinées des projets pilotés par l’Etat. A grand renfort d’experts (ingénieurs, urbanistes, architectes) étrangers.

Et pour y parvenir, les quelque 1,4 million d’habitants du chef-lieu des Emirats arabes unis, qui couvre à lui seul environ 80 % du territoire, ont de quoi voir venir, sans trop se tracasser pour l’approvisionnement en carburant et en devises : ils seraient assis sur plus de 10 % des réserves pétrolifères du globe. De quoi aussi planifier à long terme des investissements stratégiques porteurs d’avenir. Derniers en date, construits sur le sable mais plus durables qu’à Dubai, assurent leurs concepteurs : un nouveau temple de la course automobile, avec Grand Prix de F 1 programmé dès la saison 2009 ( lire encadré) au c£ur d’une marina haut de gamme, et un impressionnant district culturel et artistique bordant la mer, sur l’île de Saadiyat, littéralement  » l’île du bonheur « .

Les premiers chantiers de ce  » cultural district  » sur 2 700 hectares sont en train de sortir de terre : le premier hôtel (29 annoncés), un golf dessiné par le mondialement connu Gary Player, un campus de la New York University. Mais le moteur de cette nouvelle attraction prometteuse est ailleurs. Un quintet de rêve composé de Tadao Ando (Mari-time Museum), sir Norman Foster (Sheikh Zayed National Museum), Zaha Hadid (Performing Arts Centre), Frank Gehry (Guggenheim Abu Dhabi Museum) et Jean Nouvel (Louvre Abu Dhabi) a été courtisé pour tailler des diamants architecturaux que le monde entier voudra visiter dès l’ouverture. Sans même parler des collections que ces écrins abriteront dès 2013. Les espèces sonnantes et trébuchantes à l’avenant (on parle d’un budget global de 27 milliards de dollars) permettront à ces créateurs déjà comblés de ne pas brader leur créativité. Ou si peu. Sir Foster s’est même vu attribuer un petit cadeau-bonus : la supervision d’une nouvelle ville-laboratoire du futur de 50 000 personnes. Première du genre, éco-durable, entièrement autonome en termes de production de ressources énergétiques et de recyclage de déchets, elle devrait sortir de terre dans les cinq années à venir et constituer un autre quartier-modèle visité de partout. Le résultat, par exposition actuellement programmée dans les salons de marbre rose et d’or de l’hôtel Emirates Palace, a de quoi convaincre les plus sceptiques. Bémol de taille toutefois, tombé il y a quelques jours à peine à l’initiative de Human Rights Watch : des milliers de travailleurs migrants originaires d’Asie du Sud y seraient exploités pour bâtir ces cathédrales de demain…

De notre envoyé spécial Philippe Coulée

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire