La clé des champs

Usines à l’abandon, quartiers vidés de leurs habitants : la capitale américaine de l’automobile s’est transformée en ghetto miséreux. Elle se tourne aujourd’hui vers l’agriculture. Pour occuper ses immenses terrains vagues et nourrir un nouvel espoir.

De notre envoyé spécial,

Michael Score retourne dans sa voiture chercher une superbe canne d’ébène.  » C’est un souvenir, explique l’agronome, coopérant en Afrique dans sa jeunesse. Et elle peut servir si nous tombons sur des chiens errants.  » Ici, en plein c£ur de Detroit (Michigan), à dix minutes de la légendaire tour de General Motors, les maisons de brique ou de bois coloré, vestiges de l’âge d’or ouvrier des fifties, racontent un cataclysme américain. Derrière Mount Elliott Street, une charpie minérale, le toit de l’une d’elles semble avoir été enfoncé par un poing gigantesque ; l’intérieur de la suivante est entièrement calciné.

Sur les dix pavillons du block (pâté de maisons), trois sont encore habités ; un squat pourri, à la porte barrée par les dealers de l’inscription menaçante  » Entrez à vos risques et périls « , côtoie le porche d’une maisonnette miraculeusement préservée.  » Une dame de 90 ans y vit, coincée ici faute d’avoir pu vendre, précise Michael. Si nous plantons des vergers dans tout le quartier, j’aimerais bien qu’elle reste. « 

Avec sa barbe en collier et ses bretelles désuètes, Michael Score a des allures de gentleman-farmerà fort à l’aise dans la déglingue urbaine du IIIe millénaire. Ce consultant en agroalimentaire est revenu dans sa ville natale, pour diriger la nouvelle entreprise agricole d’un businessman local, John Hantz, patron d’un holding qui comprend, entre autres sociétés, une compagnie aérienne et une marque de limonades. Hantz Farms entend tout simplement, sitôt obtenue l’autorisation de la mairie, planter un premier lot de 10 hectares en plein c£ur du fief déchu de l’automobile : des pommiers, des pépinières de sapins de Noël, des serres pour fleuristes dans les terrains vagues, des légumes verts en culture hydroponique sous les toits des usines Packard abandonnées, bientôt vitrine mondiale de l’agriculture high-tech.

Le projet semble loufoque. A y regarder de plus près, il est presque banal. Detroit ne s’en vante guère mais elle recèle, depuis 2003, plus de 1 200 exploitations agricoles ; du simple potager hors sol, conquis sur les gravats, au jardin communautaire ou à la ferme coopérative de plusieurs hectares, installés au bord des avenues désertes de Nortown ou du Hope District. Ce ne sont pas moins de 150 tonnes d’aliments made in Detroit – un quart de la consommation locale – maïs, tomates, salades, concombres ou épinards, qui remplissent chaque année les assiettes citadines. Le plan de Hantz Farms ne se distinguerait que par sa promesse de rentabilité et par son ampleur : peut-être 4 000 hectares cultivés, dans dix ans, au prix d’un investissement de 30 millions de dollars.

A entendre Michael, l’espace ne manque pas. La cité comptait 2 millions d’habitants à son apogée, dans les années 1950. Après la fuite des Blancs vers les banlieues, la désindustrialisation et, en 2007, le grand désastre des crédits immobiliers subprime, ils sont aujourd’hui moins de 800 000, Noirs à 80 %, et pour 40 % d’entre eux chômeurs. Un ghetto de 360 kilomètres carrés, gigantesque et au tiers vide : à eux seuls, ses 150 000 terrains vagues et ses logements abandonnés équivalent à la surface d’une ville comme San Francisco.

Felicia bine au son du rap

D’où l’idée de John Hantz, fils d’ouvriers automobiles, et l’un des rares millionnaires vivant encore à Detroit intra-muros : exploiter ce no man’s land pour stabiliser la valeur immobilière des zones encore  » vivantes  » du centre-ville, dont même les nouveaux casinos n’ont pu endiguer le déclin.

L’agriculture embellirait les lieux, garantirait des emplois peu qualifiés et des revenus à la municipalité, qui, de facto, dépense 300 millions de dollars, l’équivalent de son déficit budgétaire annuel, pour assurer des services minimaux dans une cité fantôme. L’idée n’est pas si neuve. En 2008, une association d’architectes avait déjà suggéré de regrouper les habitants dans des quartiers ultramodernes, et de raser le reste du bâti – 60 % de l’espace urbain – pour y installer des fermes et des parcs.

 » Pour des raisons politiques, ce projet est un peuà mort, ironise Albert Fields, nouveau planificateur urbain à la mairie. Le déménagement aura lieu naturellement, peut-être en une génération. Aujourd’hui, nous ne cherchons qu’à en finir avec cette décrépitude. Par tous les moyens possibles. « 

Non sans mal. Le maire précédent, Kwame Kilpatrick, purge une peine de prison à cause de diverses facéties. Son successeur, Dave Bing, tente, en priorité, de préserver un semblant de voirie et ses effectifs policiers. Cet ancien cadre de l’automobile tarde à signer le nouveau plan d’occupation des sols, qui confirmerait la mue de Detroit en capitale agricole. Mais il ne décourage pas pour autant les initiatives citoyennesà

A l’angle des avenues Linwood et Gladstone, la vue est sidérante : sur 3 hectares s’alignent des centaines de rangs de tomates, de concombres et de plans d’épinards. Urban Farming, une fondation lancée en 2005 par une enfant du pays, la chanteuse Taja Sevelle, une protégée de Prince, a choisi l’endroit pour y planter le plus imposant de ses 65 champs communautaires, parce que le terrain y est sain, dépourvu de métaux lourds, et veillé par un voisinage encore structuré, fût-il miséreux.

Tandis que des badauds arrêtent leurs voitures pour remplir gratuitement leurs cabas, Felicia, 17 ans, bine la terre autour des légumes au son du rap d’une boom box (radiocassette). L’ado apprécie les 7 dollars l’heure payés par la caisse commune à diverses fondations. Sa collègue Galetha, étudiante, voit plus loin :  » Vous n’imaginez pas comment ces salades ont révolutionné le quartier. Les gens sortent enfin de chez eux, ils se parlent. Ils sont fiers. La nourriture, c’est de la vie dans un lieu qu’on disait mort. « 

L’angélisme communautaire, le tout-gratuit fraternel ne convainquent guère Ashley Atkinson, la jeune et fébrile matriarche de The Greening of Detroit, l’organisation agricole la plus respectée de la ville.  » Sans espoir de bénéfice, il n’y a pas de développement durable possible « , assène l’ancienne urbaniste, au milieu d’une dizaine de permanents surmenés, dans ses bureaux de Michigan Avenue, encombrés d’ordinateurs et de motoculteurs flambant neufs garés dans le couloir.

Les semences gratuites, les prêts de matériel, les conseils et expertises de sol financés par les plus grandes fondations américaines soutiennent les centaines de nouveaux paysans de Detroit et son millier d’exploitations urbaines. Les insolites poulaillers, près de Martin Luther King Boulevard, l’immense jardin de la Catherine Ferguson Academy, les serres ultramodernes installées sur l’un des parkings du casino MGM, en plein centre, suscitent l’admiration, mais aussi les questionnements. Detroit peut-elle réellement voir son avenir en vert, ou ce retour à la terre n’est-il qu’un illusoire remède au désespoir ambiant ? Que penser de la via-bilité de cette agriculture urbaine ? Faut-il croire aux emplois et aux profits annoncés ?

Hormis le samedi à l’Eastern Market, un superbe marché couvert, dernier-né du genre aux Etats-Unis, les producteurs locaux manquent de débouchés. Malgré ses fermes, Detroit reste un  » désert alimentaire « , nanti en tout et pour tout de 38 épiceries pour ses 800 000 habitants. L’essentiel des ventes est assuré par les stations-service ou les omniprésents liquor stores (boutiques de vente d’alcools) du ghetto.  » On n’y trouve pas trace d’un produit frais, dénonce Lisa Johanon. A côté de l’alcool, un peu de lait, des murs de conserves et des montagnes de chips.  » La colère de cette mère de famille l’a conduite, en 2008, à ouvrir, au nom d’une association d’entraide chrétienne, un petit commerce de légumes à bas prix, à l’angle de la Troisième Avenue et de Hazelwood.

Peaches and Greens, seule source d’aliments sains du quartier, au milieu de 26 commerces d’alcools, dispose aussi d’un célèbre camion pour les ventes itinérantes. Pas grand-chose ? L’année dernière, Michelle Obama, la première dame en personne, est venue visiter le véhicule lors d’une escale de sa tournée nationale contre la malbouffe et l’obésité infantile.

 » La qualité de la nourriture est encore un point secondaire pour les plus pauvres, reconnaît Shirley, une ancienne junkie responsable des potagers de l’église Peacemakers, sur la terrifiante Chene Street. Certains troquent leurs tickets d’alimentation contre de la dope ; la plupart claquent toutes leurs allocations en quelques jours et mangent, le reste du mois, dans les dizaines de soupes populaires de la ville. Alors, les légumesà  » Peacemakers, £uvre soutenue par Hantz Farms, offre, comme Peaches and Greens, des cours de cuisine basique dans des quartiers où les gosses n’avaient jamais vu une pomme de terre sous une autre forme que celle des frites de McDonald’s.  » Ce n’est qu’un début, assure Michael Score, en l’écoutant. Quand on aime Detroit, il faut savoir se battre. « 

PHILIPPE COSTE; P. C.

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