» La classe ouvrière s’éveille en Chine « 

Il fut l’un des leaders du Printemps de Pékin, en 1989, avant de subir la répression. Exilé à Hongkong, cet ancien cheminot y dirige une organisation qui défend les travailleurs chinois. Alors que paraît son autobiographie, il retrace pour Le Vif/L’Express ses années de combat et dit ses espoirs pour l’instauration de véritables syndicats.

C’est en accédant place Tiananmen au printemps de 1989 que Han Dongfang devient meneur, pour quelques semaines seulement, du premier syndicat indépendant du Parti communiste en Chine. Ce mécanicien du rail réussit à sauver sa peau lorsque les coups de feu pleuvent sur le mouvement étudiant et ouvrier. En fuite, il se rend lui-même à la police quelques jours plus tard. Emprisonné deux années durant, il est finalement autorisé à être soigné aux Etats-Unis, puis s’exile à Hongkong. C’est là qu’il fonde China Labour Bulletin, association venant en aide aux ouvriers de Chine continentale. Alors que les grèves se multiplient dans l' » usine du monde « , aux 300 millions de travailleurs, Han revient dans son autobiographie, Mon combat pour les ouvriers chinois (Michel Lafon), écrite avec la collaboration du journaliste Michaël Sztanke, sur l’engagement d’une vie.

Le Vif/L’Express : Quand avez-vous décidé de vous battre pour les ouvriers ?

Han Dongfang : C’est la vie, le destin qui ont décidé pour moi. Quand j’étais jeune, je souhaitais devenir romancier, puis animateur radio. Dans les années 1980, ouvrier dans la compagnie nationale des chemins de fer, j’ai pensé créer une entreprise et faire des affaires. Arrive 1989 et une succession de coïncidences : tandis que la place Tiananmen était occupée par des milliers de manifestants, ma femme de l’époque me propose d’y faire un tour. Elle était très curieuse. Nous étions convenus d’y rester une demi-heure, puis de rentrer. Je ne suis jamais parti.

Commencée le 15 avril, la vague de manifestations est réprimée dans le sang, le 4 juin. Entre-temps, vous aviez créé le premier syndicat indépendant de Chine populaire, qui a connu quelques semaines d’existence. Comment ces événements vous ont-ils changé ?

En 1989, je n’étais pas aussi réaliste qu’aujourd’hui. Je n’étais pas dans le concret. Je n’avais pas d’opinion sur les syndicats ni sur la politique. J’étais en colère, et habité par une vision plutôt vague de l’égalité, de la justice et de la liberté. Mes premières initiatives spontanées découlent de tout cela. Ma réflexion n’était pas structurée et je n’étais pas prêt pour la soudaine célébrité. Mes fondations intellectuelles étaient insuffisantes pour porter ce poids. Avec le recul, quand j’y repense, il y a quelque chose d’irréel dans cette période.

A partir de juin 1989, vous êtes emprisonné avant d’être transféré aux Etats-Unis pour raison médicale. Aujourd’hui, près de quinze ans plus tard, vous semblez préférer parler de l’avenir des ouvriers chinois que du massacre de Tiananmen.

De nombreuses personnes ont souffert. Je fus l’une d’entre elles, mais je n’ai passé que deux ans en prison, où, devenu tuberculeux, je n’ai perdu qu’un poumon. Certains ont perdu beaucoup plus : un enfant, un parent, un frère, une soeur, leur mari, leur femme… Parce que nous avons survécu, nous devons rester fidèles à notre engagement pour l’avenir. Suffisamment de personnes parlent de ce qui s’est passé en 1989. Je ne crains pas qu’on l’oublie. Ma voix n’ajouterait pas de force aux leurs. Le sang versé ne doit pas l’avoir été en vain : c’est le plus important. A quoi bon accuser sans cesse les meurtriers ? J’aspire à une transition pacifique, qui rendrait impossible la répétition de tels événements sanglants. Je ne connaissais pas les jeunes gens qui m’ont aidé à sortir de la place et qui y sont ensuite retournés. Sont-ils vivants ou morts ? J’aurais pu être l’un d’entre eux. C’est le fardeau dont je ne peux me défaire. Ils voulaient que je fasse de mon mieux pour contribuer à ce que la Chine devienne un endroit meilleur. Je n’oublie rien de cette nuit-là et de ces jeunes de 20 ans.

Comment votre engagement a-t-il évolué ?

Quand j’étais ouvrier du rail, au fond, il suffisait d’être brave. J’ignorais ce qu’un syndicat devait être, pourquoi il fallait le créer et comment assurer son fonctionnement. Mon approche était plutôt politique, car j’avais lu des articles sur Solidarnosc, en Pologne. Aujourd’hui, je suis plus pragmatique. Je comprends mieux comment une organisation syndicale doit défendre les ouvriers. Notre tâche principale est de soutenir les négociations collectives.

Vous parlez souvent avec les ouvriers chinois. Au fil du temps, leur état d’esprit a-t-il changé ?

Ma génération travaillait principalement dans des entreprises d’Etat, et cet état de fait crée une mentalité particulière. Mon emploi, par exemple, m’a été attribué par l’Etat après que j’eus servi dans l’armée. J’en étais reconnaissant. Je bénéficiais d’une protection sociale élémentaire et d’un revenu mensuel. Au bout du compte, vous remerciez le Parti et le gouvernement de vous accorder cette situation relativement privilégiée. A l’époque, on disait que la classe ouvrière devait mener le pays : son image était mise en valeur. Ce n’est plus le cas. A y regarder de plus près, cependant, les ouvriers d’aujourd’hui ont une identité de classe bien plus forte. Nous assistons à l’éveil de la classe ouvrière en Chine.

Pourquoi maintenant ?

D’abord, les ouvriers sont victimes d’exploitation et sont confrontés chaque jour à des traitements injustes. Ensuite, ils ne sont plus isolés. Ils voient leur propre situation, celle de leurs collègues d’usine et celle des ouvriers alentour. Grâce à Internet et aux réseaux sociaux, notamment, ils s’organisent et commencent à se défendre. Ils savent qu’ils sont des centaines de millions. Parfois, ils apprennent qu’une grève a démarré ici ou là, et ils se disent :  » Pourquoi pas nous ?  » Les nouvelles générations ont moins peur, surtout celles nées après les années 1990. Dans ma génération et la suivante, la répression menée en 1989 a laissé une cicatrice profonde : pour nous, le syndicalisme est une activité politiquement dangereuse, qui peut conduire à la prison. Les plus jeunes n’ont pas cette mémoire. Parfois, ne pas se souvenir d’un événement terrible est un avantage. Un dernier facteur explique l’éveil ouvrier : l’économie de marché a permis l’apparition de nombreux produits merveilleux dans les vitrines des magasins, mais les revenus les plus faibles stagnent. Voilà qui renforce le désespoir.

De quoi les ouvriers se plaignent-ils ?

Pour l’essentiel, ils dénoncent des pratiques illégales de la part de leurs patrons et la réaction irresponsable du gouvernement lorsqu’ils tentent d’engager des poursuites ou de se plaindre. Certains perdent un doigt sur leur lieu de travail. D’autres se brûlent. Un membre de la famille peut avoir été blessé ou tué, sans que l’entreprise verse la moindre indemnisation. Nous discutons beaucoup des recours légaux. Ils se méfient de la justice, minée par la corruption, mais je reste très attaché à l’application pure et simple du droit. Les gens comme nous n’ont ni le pouvoir physique ni le pouvoir politique. Nous n’avons que la loi. Le risque d’échouer est toujours très élevé, mais, si personne n’utilise le droit, il disparaît.

Le Parti communiste chinois a-t-il trahi les ouvriers ?

On peut présenter les choses ainsi, mais je préfère éviter les analyses émotionnelles, elles nous aveuglent. En Chine, chacun agit selon ses propres intérêts, et c’est aussi les cas des hauts responsables et des fonctionnaires. Ces derniers sont-ils simplement corrompus par les milieux d’affaires ? Ou sont-ils sous pression pour maintenir les entreprises dans leur région, ce qui est bénéfique pour leur carrière politique et leur image ? Je dis aux ouvriers :  » Si le Parti communiste quittait le pouvoir le mois prochain, votre vie serait la même et vous seriez exploités de la même manière, par le même patron, qui serait alors soutenu par des officiels différents.  » Soyons précis. Les plus hauts dirigeants souhaitent le maintien de la stabilité politique. Pour faire simple, ils ne peuvent pas se permettre d’avoir des centaines de millions de travailleurs en colère contre eux. Mais les officiels locaux, quant à eux, cassent volontiers les grèves et approuvent le maintien de salaires modestes : ils en tirent un gain économique pour eux-mêmes et pour leur carrière. Le système fonctionne ainsi, quand bien même cela va à l’encontre de l’intérêt fondamental du gouvernement central. Avec mon organisation, nous encourageons les ouvriers à se focaliser sur leur situation et leur usine.

Si le Parti ne tolère pas de syndicats indépendants, quelle est la marge de manoeuvre pour le mouvement ouvrier chinois ?

En Chine, les syndicats doivent conquérir leur indépendance vis-à-vis des employeurs. L’autonomie et la liberté à l’égard du Parti sont nécessaires, cela va de soi. Pour autant, dans notre stratégie, la première des priorités consiste à ne pas être soumis aux patrons. Briser la toute-puissance du management par la négociation collective, ce serait déjà une réalisation majeure. Face à l’instabilité croissante, le Parti ne peut pas apparaître comme le chien de garde du patronat, décidé à punir les ouvriers grévistes. Mon objectif est d’aider les ouvriers à négocier pour obtenir ce qu’ils méritent. Le gouvernement et son destin, c’est un autre sujet.

Le président Xi Jinping est-il l’homme de la situation ?

Peu importe. Il n’a pas la chance de ses prédécesseurs, Jiang Zemin et Hu Jintao, qui pouvaient se permettre de ne pas faire grand-chose. Xi Jinping n’est pas suicidaire ; il est dans l’obligation d’agir concrètement. La hausse des salaires est pour moi le point clé. Le Parti devra aussi laisser davantage d’espace à la société civile. Les dirigeants n’ont plus le choix, il en va de la survie du régime. De nos jours, un dictateur veut que le peuple soit heureux, afin que celui-ci l’en remercie. Si les responsables du PC chinois peuvent éviter d’employer le bâton, ils le feront. Obtenir la gratitude du peuple est une garantie de survie politique. Or, nos ouvriers veulent vivre mieux. La solution, c’est de lâcher du lest dans la relation entre travailleurs et patrons. Si 300 millions d’ouvriers chinois pouvaient chaque année élire leurs représentants syndicaux, je serais satisfait du niveau de démocratie atteint en Chine au cours de ma vie.

Propos recueillis par Harold Thibault

 » En Chine, chacun agit selon

ses propres intérêts. C’est aussi

le cas des hauts responsables

et des fonctionnaires  »

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