LA CHRONIQUE

Changer le monde ? Sous la  » pensée unique « , l’idée semblait saugrenue.

Mais il a suffi de quelques manifestants inattendus pour que la planète, soudain, se rende compte que les carottes n’étaient pas cuites. Que l’Histoire n’était pas finie et que le champ des possibles n’avait rien d’une peau de chagrin. Etonnant revirement. Que s’est-il passé ? Il serait excessif de croire à une subite mutinerie planétaire : le désir de modifier le cours des choses n’a jamais déserté le coeur des hommes. Et, malgré les belles paroles des forums économiques de Davos, ils sont légion ceux qui ont continué le combat pour des lendemains jugés meilleurs.

« En surface, vous ne voyez peut-être encore rien, mais, clandestinement, c’est déjà en feu.  » Ces mots figurent en tête du célèbre livre de Naomi Klein, No logo (1). Elle nous suggère, non pas un adieu aux armes généralisé, mais une tache aveugle : notre regard, un temps, n’a plus pu capter l’inlassable labeur de la vie à la recherche d’elle-même. Cette maladresse à repérer l’ouvrage des changeurs de monde, Grégor Chapelle l’a questionnée avec la fougue d’un coeur neuf (2). Pour lui, trois trafiquants de narcose – l’école, les médias et les responsables politiques – conspirent à faire de nous des  » citoyens-choux-fleurs » !

L’école ? Il est temps de mettre en couleur cette terne machine à nous assommer de matières théoriques. Il est urgent d’investir ce bunker. De l’ouvrir au monde. D’y introduire l’in(ter)disciplinarité, la transversalité, la dispute. La presse ? Elle nous ment sur la moitié du réel où s’agitent les changeurs de monde. Cynique, elle ramène la politique à un jeu de personnes. Trompeuse, elle refuse de nous parler de ce que nous pouvons faire pour transformer les choses. Pour l’argent, les médias saucissonnent l’information. Pour lui, ils renversent la hiérarchie des événements au lieu de faire des liens et d’exposer l’origine des faits. Faut-il dès lors s’étonner que la société soit devenue illisible ? Que les gens se réfugient dans leur bulle ? Qu’ils dépriment parce qu’ils se sentent impuissants, vitupère Chapelle ?

Mais cette colère fraîche et tonique n’est rien à côté du courroux que lui inspire le monde politique. Nous lui avons donné la force de la loi et celle du budget, écrit-il, et il a trouvé le moyen de perdre ces attributs au nom de la libéralisation ! Foin de poujadisme : parce qu’il reste le seul pouvoir à détenir la légitimité démocratique, le dépit débouche ici sur un vibrant appel du pied au personnel politique. Mais, pour retrouver la capacité d’agir qu’il a perdue par sa faute, encore faut-il que ce castrat volontaire fasse alliance avec les changeurs de monde. Avec les acteurs de terrain de la société civile : désormais incapables de gouverner seuls, nos dirigeants n’ont, prévient Chapelle, plus d’autre choix que l’édification d’une démocratie participative.

Cette vigoureuse protestation, à mi-chemin entre l’essai et le manifeste, renvoie ainsi la responsabilité finale du monde aux citoyens que nous sommes. La trajectoire de l’humanité, nous suggère-t-elle, n’est jamais tracée par une force supérieure. Dans nos sociétés complexes, elle résulte même surtout de la juxtaposition infinie de nos choix personnels. Chacun détient ainsi la capacité d’infléchir légèrement le cap suivi. Mais dans l’agrégation, dans la collectivisation de ces aptitudes réduites, dans l’action solidaire gît le cercle vertueux d’une vraie puissance politique.

Le philosophe Miguel Benasayag, théoricien du contre-pouvoir (3), définit cette puissance comme la faculté de créer des liens pour rassembler les êtres et les rendre plus vivants. Comme la capacité de prendre, dans le quotidien, des initiatives novatrices qui changent la vie d’ici et de maintenant. La puissance, pour lui, c’est la politique : irréductible à ce qui se passe au niveau des institutions représentatives ou de l’appareil d’Etat, elle est le développement toujours recommencé des résistances multiformes aux forts. Et lorsque ces micro-révolutions saturent l’humus social, lorsque la puissance, le contre-pouvoir y palpitent, bref, lorsque la politique se manifeste hors l’Etat, la gestion gouvernementale, alors – et alors seulement – cadastre en droit le basculement du monde.

Peut-être Grégor Chapelle a-t-il lu Benasayag. Mais s’il ne l’a pas fait, Naomi Klein a raison : « C’est en feu. »

(1) Actes Sud, 2001.

(2) Changeurs de Monde, EVO, Petite bibliothèque de la citoyenneté, 111 pages. Avocat, Grégor Chapelle est membre de nombreux mouvements citoyens. Ancien président de la Fédération des étudiants francophones (FEF), il est le porte-parole d’Actions Birmanie qui soutient, notamment contre la multinationale TotalFinaElf, les démocrates birmans regroupés autour d’Aung San Suu Kyi, docteur honoris causa de l’UCL.

(3) Animateur du collectif « Malgré tout », Miguel Benasayag a publié de nombreux essais aux éditions La Découverte dont Du contre-pouvoir (avec Diego Sztulwark). Parcours, édité par Calmann-Lévy, retrace sa vie d’intellectuel engagé et de résistant armé à l’ex-dictature militaire argentine.

DE JEAN SLOOVER

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