La chanson censurée

Le 9 octobre 1978, le grand Jacques se taisait à jamais. Trente ans plus tard, une exposition explore ses liens complexes avec la Belgique. Pour l’occasion, sa fille, France Brel, raconte l’incroyable histoire de La, la, la, chanson honnie des flamingants.

Les chansons de Jacques Brel n’ont pas toutes eu la même destinée. Il y a eu les populaires, les inoubliables et… les censurées ! Parmi ces dernières, La, la, la (1967) a fait couler beaucoup d’encre, suscité moult polémiques et est longtemps restée interdite. Avant d’inaugurer l’exposition J’aime les Belges !, qui évoque la relation ambiguë de Brel avec la Belgique, France Brel, la fille du célèbre artiste, revient sur son histoire extravagante.

Le Vif/L’Express : A sa sortie, quelle polémique a soulevée La, la, la ?

France Brel : Quand mon père a interprété pour la première fois cette chanson en Belgique, les protestations ont été immédiates. Surtout du côté des flamingants. Ce sont des durs de durs ; ils ont beau être une minorité en Flandre, ils sont très revendicatifs et veulent transformer la Belgique à leur avantage. Mon père n’aimait ni leur façon de penser, ni de procéder. Et c’est ce qu’il a voulu dire en écrivant La, la, la. Cependant, ses paroles ont été mal interprétées et les Belges ont cru qu’il s’en prenait aux Flamands. Mais ce n’était pas du tout le cas ! Mon père n’avait aucun problème avec eux. D’ailleurs, comment aurait-il pu en avoir puisqu’il était lui-même de souche flamande ! Mon grand- père était en effet né près d’Ypres, en Flandre. Il était francophone mais sa langue maternelle était le flamand. A l’époque, tout le monde était bilingue.

Ce sont les flamingants qui ont protesté contre cette chanson ?

En effet, ce sont surtout les flamingants qui s’en sont pris à mon père. Ils ont envoyé un communiqué de presse lui interdisant d’aller chanter sur la côte belge. A cela mon père a répondu publiquement et avec beaucoup d’humour que  » désormais les chanteurs flamingants seraient interdits sur la côte de l’Angola « . C’était sa manière de réagir. Mais les choses n’en sont pas restées là ! Il y a eu bien d’autres protestations… Des étudiants de Louvain ont déposé plainte contre La, la, la.

A contrario, qui n’a pas protesté contre cette chanson mais aurait pu le faire ?

Dans cette chanson, Brel s’en prend également au clergé et à la monarchie. Mais ni les uns, ni les autres ne se sont manifestés. C’était d’ailleurs l’un des plus grands étonnements de mon père. Je l’entends encore s’interroger :  » Mais enfin, c’est quand même hallucinant ! Dans cette chanson, j’insulte la monarchie et personne ne bouge. Et quand je dis « merde » aux flamingants, il y a un soulèvement général ! « . Même chose pour l’Eglise. Bien qu’il qualifie les membres du clergé de  » flics sacerdotaux  » ou encore de  » larbins du ciel « , personne n’a réagi. Les curés ont même continué à lui demander de venir chanter dans leur paroisse. Comme quoi !

Comment votre père a-t-il réagi à cela ?

Il a été frappé par ces réactions. Il jugeait celles des flamingants disproportionnées et ne comprenait pas pourquoi les autres ne  » gueulaient  » pas. Je ne pense pas qu’il ait écrit cette chanson dans l’intention de provoquer un scandale. Mon père avait abordé ces thèmes-là parce qu’il avait tout simplement l’habitude de dire les choses comme il les pensait. Ces réactions le désolaient.

Cette chanson méritait-elle un accueil aussi virulent ?

J’ai l’impression que mon père a toute sa vie provoqué des scandales sans le vouloir. Il fallait toujours qu’il soit le mouton noir. La moindre de ses phrases était surinterprétée. Et pourtant, il n’a jamais voulu endosser le rôle de pamphlétaire, sauf si quelque chose lui tenait réellement à c£ur. Il écrivait ses chansons dans l’idée de stimuler les autocritiques, de réveiller ceux qui dormaient un peu trop ! Rien d’autre. Mais en dénonçant l’attitude des flamingants, il ne se doutait pas un instant que les gens pouvaient comprendre l’inverse de ce qu’il écrivait. La, la, la n’est pas le seul exemple ! Déjà l’une de ses premières chansons intitulée Le Diable avait été interdite d’antenne. Elle représentait une soi-disant insulte au clergé, mais lui ne voyait pas du tout cela !

Y a-t-il eu beaucoup de chansons de Brel interdites ?

Hormis Le Diable, censurée en radio, il y a eu Les Flamandes, La, la, la et Les F…, qui s’est retrouvée en débat jusqu’au Parlement, avec ces fameuses paroles :  » Messieurs les Flamingants / J’ai deux mots à vous rire / Il y a trop longtemps/ Que vous me faites frire / A vous souffler dans le cul / Pour devenir autobus / Vous voilà acrobates…  »

Quelle est la particularité de La, la, la ?

Elle fait partie des rares chansons où mon père se livre. En effet, lorsqu’il dit :  » J’habiterai une quelconque Belgique/ Qui m’insultera tout autant que maintenant « , il dévoile au grand jour le rapport ambigu qu’il entretient avec son pays. Un rapport mêlé d’amour et de haine. Bien sûr, en contrepoint, le Plat Pays est une déclaration d’amour à la Belgique. Mais La, la, la va encore plus loin. Dans celle-ci, Brel prend davantage de recul et montre qu’il est conscient du paradoxe de ses sentiments. Autre chose à souligner : il s’imagine vieux ! Ce qui est très rare, tout simplement parce qu’il ne supportait pas l’idée de vieillir. C’est vraiment une chanson où il a mis de l’espace entre lui et sa vie, en adoptant une tout autre gymnastique dans le texte.

Aujourd’hui, suscite-t-elle encore la polémique ?

Depuis 1967, les choses ont heureusement changé. Maintenant il est très rare d’entendre des Flamands dire que Brel n’aime pas la Flandre. Tout ça est, je crois, bel et bien passé. Les gens ne s’en plaignent plus.

L’exposition J’aime les Belges !, à partir du 23 septembre, aux Editions Jacques Brel, 11, place de la Vieille Halle aux blés, à 1000 Bruxelles. Du mardi au dimanche, de 10 à 18 heures. Tél. : 02 511 10 20 ; www.jacquesbrel.be. Les Editions Jacques Brel sortent également les DVD J’aime les Belges !, Franz et Le Far West.

Passion Brel, un hors-série du Vif/L’Express consacré au chanteur, paraîtra le 26 septembre.

Entretien : Capucine Roche

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