La chancelière cachée

Le personnage public austère dissimule une autre Angela Merkel. De l’enfance au pouvoir, histoire d’une femme tout en nuances, secrète… et drôle.

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL

Avec toute l’ironie qui est la sienne, Angela Merkel l’appelle  » ma datcha « . Mais, en réalité, sa maison de campagne n’est qu’un banal quatre-pièces avec vue sur la campagne est-allemande. Cette villégiature située à 80 kilomètres au nord de Berlin, près de Templin, elle l’a acquise avant la chute du mur de Berlin. Aujourd’hui, c’est là, avec son mari, Joachim Sauer, que  » la femme la plus puissante du monde  » passe ses week-ends, où il lui arrive de jardiner et de confectionner des gâteaux. Pour être sûre de disposer de tout ce qu’il faut en cuisine, elle remet à son époux la liste des courses à faire à l’avance. Le bonheur.

Chacun son truc, comme on dit. Celui d’Angela Merkel, c’est la normalité. Pour ses vacances, elle a ses habitudes sur l’île d’Ischia, en Italie, dans un petit hôtel qui tient plus de la pension de famille que du cinq-étoiles. L’essentiel, à ses yeux, c’est qu’Ischia soit moins  » tendance  » que Capri, l’île d’à côté. Guère plus bling-bling, le Tyrol du Sud, en Italie, est une autre de ses destinations préférées. Une fois l’an, Joachim et elle s’y adonnent à la marche à pied.  » Ils ressemblent tellement aux autres touristes allemands que les randonneurs les croisent sans les reconnaître « , sourit, à Hambourg, Anna Saas, rédactrice en chef adjointe du magazine people allemand Gala.

Cela tombe bien : Angela Merkel, personnage public, fuit la lumière des projecteurs. Pour comprendre ce  » mystère « , il faut retourner à Templin, pittoresque cité médiévale entourée de lacs et de forêts, où la chancelière a passé une enfance heureuse.

Née à Hambourg, le 17 juillet 1954, Angela Kasner n’a pas encore 1 an lorsque ses parents partent pour l’Allemagne de l’Est, de l’autre côté du Rideau de fer. Un choix pour le moins à contre-courant. Rien qu’en 1954, 180 000 Est-Allemands fuient la dictature de Walter Ulbricht vers l’Ouest. Mais, pour le père d’Angela, un pasteur luthérien, la volonté de remédier au manque d’ecclésiastiques, qui se fait sentir en RDA, est plus forte que tout. A Templin, le pasteur Horst Kasner dirige non seulement un séminaire pastoral qui forme à la théologie tous les clercs de Berlin et du Brandebourg, mais également un foyer pour handicapés psychomoteurs, attenant à la maison familiale. Ainsi Angela grandit-elle à la fois entourée d’intellectuels et parmi les  » fous « , comme disent les écoliers du quartier.

Pour le régime communiste, l’Eglise représente le  » premier ennemi de l’Etat « . C’est peu dire que la fonction de Horst Kasner est mal vue par le pouvoir. Aussi une camarade d’Angela lui conseille-t-elle de répondre Fahrer (chauffeur) au lieu de Pfarrer (pasteur) lorsqu’on lui demande la profession de son père. Sa mère, Herlind, qui est institutrice et enseigne l’anglais – la langue des capitalistes ! – est interdite d’enseignement. Point positif : à la différence des autres mères de RDA, qui travaillent presque toutes, elle se consacre à ses trois enfants – Angela (l’aînée), Marcus (aujourd’hui entrepreneur en informatique) et Irene (ergothérapeute à Berlin).  » Après l’école, elle passait des heures entières à bavarder avec eux, raconte le politologue Gerd Langguth. Sur les plans émotionnel et intellectuel, ils n’ont manqué de rien.  »

Toutefois, l’horizon d’Angela paraît bouché. En théorie, les études supérieures sont interdites aux enfants d’ecclésiastiques. Mais l’aînée des Kasner a bonne réputation. Elle revêt la blouse bleue des Jeunes Pionniers communistes, puis, à l’adolescence (et jusqu’à 25 ans), celle des Freie Deutsche Jugend (FDJ). Surtout, sa mère lui explique qu’elle doit être la première de la classe pour espérer, un jour, entrer à l’université. Angela excelle en mathématiques et en russe. Dans ces deux matières, elle remporte les Olympiades, équivalent est-allemand du concours général des lycées et collèges, et gagne un voyage à Moscou.  » Elle prenait son temps avant de résoudre un problème, car c’était déjà une personne analytique et très réfléchie « , témoigne, à Templin, Hans-Ulrich Beeskow, son professeur de mathématiques.

En 1973, Angela décroche son Abitur (équivalent du baccalauréat) avec la note maximale. Elle se lance alors dans une carrière de physicienne. D’abord à l’université Karl-Marx de Leipzig, où elle épouse, en 1977, Ulrich Merkel ; faute d’atomes crochus, ils divorcent cinq ans plus tard. Puis, à l’Académie des sciences de Berlin-Est, où elle rencontre, en 1984, Joachim Sauer, son second mari, également physicien. Enfin, elle intègre l’Institut central de physique-chimie, après avoir publié une thèse à l’intitulé plutôt raide :  » Calcul des constantes de vitesse des réactions élémentaires des hydrocarbures simples « .

Pour Dirk Kurbjuweit, journaliste au Spiegel, la vie de la chancelière reste marquée par un événement fondamental.  » Un jour, vers l’âge de 8 ou 9 ans, en haut d’un plongeoir de 3 mètres, elle ne trouvait pas le courage de sauter. Elle ne s’est décidée à se lancer dans le vide qu’aprèsà quarante-cinq minutes d’hésitation, au dernier instant, juste avant de regagner le vestiaire. Aujourd’hui, rien n’a changé : Mme Merkel hésite toujours très longtemps avant de passer à l’action.  »

Dans les moments décisifs, pourtant, elle est au rendez-vous, comme, en 1989, lors de la chute du Mur. En quelques heures, à l’âge de 35 ans, elle change de vie. Et s’engage en politique. Très vite, la voici propulsée au rang de porte-parole adjointe du dernier gouvernement de l’Allemagne de l’Est – le seul élu démocratiquement – présidé par Lothar de Maizière, aujourd’hui devenu avocat.  » Elle possédait une faculté de synthèse prodigieuse, se rappelle ce dernier. En réunion, elle était capable d’exprimer deux fois plus d’informations que son supérieur hiérarchique. En moitié moins de temps que lui. « 

L’année suivante, Lothar de Maizière emmène cette indispensable collaboratrice à Moscouà mais seulement après l’avoir incitée à renouveler sa garde-robe et à se débarrasser de ses grosses sandales, guère adaptées à un premier rendez-vous au Kremlin avec Mikhaïl Gorbatchev. Dans la capitale soviétique, Angela Merkel prend le pouls de la nation en quelques heures, auprès des passants.  » Elle a résumé la situation en une phrase aussi limpide que clairvoyante : « Les Moscovites disent que Staline a gagné la Seconde Guerre mondiale, m’a-t-elle expliqué, et que Gorbatchev est en train de la perdre. » « 

 » As-tu préparé le petit déjeuner à ta femme ce matin ? « 

La chancelière entretient une relation très franche avec la Russie grâce à son bilinguisme parfait. Le 8 mars 2008, alors qu’elle célébrait, à Moscou, la Journée de la femme avec Vladimir Poutine, elle lance en public à son homologue russe, interloqué :  » As-tu préparé le petit déjeuner à ta femme ce matin ?  » L’ironie, toujours.

Des trente-cinq premières années de sa vie, derrière le Rideau de fer, Angela Merkel a hérité d’un art consommé de la dissimulation.  » Elle est capable de rester silencieuse et de ne pas laisser paraître son sentiment profond, relève Dirk Kurbjuweit. Dans notre société médiatique et en période de « grande cohabitation », c’est un atout précieux.  » Le 22 décembre 1999, déjà, elle avait surpris son monde. Ce jour-là, elle  » assassine  » politiquement Helmut Kohl en publiant une lettre ouverte demandant la démission de son père politique, impliqué dans l’affaire des caisses noires de la CDU.

Seul photographe à avoir immortalisé tous les chanceliers allemands depuis Adenauer, Konrad Müller pense avoir percé le mystère Merkel :  » En regardant le tirage du portrait de la chancelière, j’ai découvert une chose incroyable : les deux moitiés de son visage sont complètement différentes. Regardez bien, vous verrez.  » De fait, les journalistes qui suivent la chancelière dans ses déplacements officiels savent bien qu’il existe deux Angela Merkel.  » L’une, connue du public, est ennuyeuse et peu chaleureuse, raconte l’un d’eux. L’autre, qui vient nous voir en petit comité, est brillante, sarcastique, drôle, voire irrésistible, lorsqu’elle se lance dans des imitations de Benoît XVI, du président polonais Lech Kaczynski ou encore de Nicolas Sarkozy, qu’elle compare à Louis de Funès. « 

A la chancellerie, l’emploi du temps de cette bête de travail est réglé comme du papier à musique. Le soir venu, elle dîne souvent sur place en compagnie de personnalités qu’elle apprécie. Parmi eux, le cinéaste Völker Schlöndorff, le jeune écrivain Florian Illies, le dramaturge Michael Schindhelm, ou encore l’ex-footballeur et ex-sélectionneur national Jürgen Klinsmann. Une seule condition à ces invitations : la discrétion. Pour s’être récemment vanté d’avoir fêté son anniversaire chez la chancelière, Josef Ackermann, président de la Deutsche Bank, est brutalement tombé en disgrâce. Car il y a quatre types d’hommes qui exaspèrent la Bundeskanzlerin (chancelière fédérale) : les machos, les vaniteux, les gens qui ne  » pigent pas vite  » et ceux qui ne tiennent pas leur langue.

AXEL GYLDÉN

Le genre d’hommes qu’elle déteste : ceux qui ne tiennent pas leur langue

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