La caution et le témoin

Il n’est pas très grave qu’on ait répété une information erronée, aux journaux télévisés de RTL et de la RTBF, au sujet d’une caution de 100 millions de francs (2,27 millions d’euros) exigée d’un propriétaire de restaurants bruxellois qui aurait omis, plusieurs années de suite, de déclarer au fisc son chiffre d’affaires, en soulignant que c’était la première fois qu’on fixait une caution aussi élevée. C’est inexact, bien entendu, mais ce n’est pas la première fois que mes confrères ou moi nous trompons, et n’en faisons pas un fromage. Il serait plus intéressant, par contre, d’examiner comment on fut amené à lancer cette information erronée. Il y a sans doute le goût des records mais aussi, je suppose que, quelque agence de presse ayant lancé cette  » info  » très caractéristique de la différence avec une véritable information, les journaux télévisés belges l’ont eprise comme un seul homme.

Encore une fois, ce ne serait pas gravissime si cela ne procédait d’un état d’esprit proche en somme de la confiance qu’on faisait autrefois à ce qui était sûrement vrai, puisqu’on l’avait lu dans le journal. On est passé du crédit accordé à la chose écrite à celui de la chose dite, avec un moins grand souci d’exactitude, phénomène lié au flot de paroles invérifiables, par leur abondance même. C’est particulièrement remarquable dans le domaine judiciaire.

Après tant d’années que je suis chroniqueur judiciaire, je n’entre jamais dans une salle d’audience, pénale ou civile, sans avoir le sentiment que ce qui se passe là est révélateur d’un état de société et qu’il s’agit chaque fois d’un éclairage sur la manière dont les choses se passent réellement. Loin de moi l’idée que la justice atteint chaque fois son objet, qui est de faire éclater la vérité. Mais au moins les débats nous montrent-ils quels sont les éléments du problème, tout autre chose étant évidemment de savoir si on en tire bien les conséquences. Je serais plutôt enclin à penser le contraire, simplement dit qu’il y a beaucoup d’erreurs judiciaires et, surtout, une démesure dans les jugements prononcés. La critique est aisée en l’espèce et il en va sans doute de la justice comme de la poésie dont on a pu dire qu’il était plus facile d’en faire que d’en parler ! Pour ma part, plus je vais, moins je m’intéresse aux jugements, au profit des débats. Ils sont toujours éclairants, parfois jusqu’à en être éblouissants, moins au sujet de l’innocence ou de la culpabilité des prévenus, des torts ou raisons des personnes en litige, que d’une situation dans laquelle les uns et les autres se sont, à un moment donné, trouvés. S’il m’agace qu’on ait pu répéter légèrement une information inexacte au sujet d’une caution, c’est qu’elle fausse le jeu. On a déjà fixé une caution de 100 millions de francs dans un passé récent, et déjà souligné que ce chiffre énorme, du moins pour la plupart d’entre nous, car tout est toujours relatif – que sont 100 millions pour recouvrer sa liberté si on est milliardaire ? – est symptomatique d’une dérive vers une justice de classes. On se servirait d’une institution en la dénaturant. Il est infiniment souhaitable en effet qu’un commerçant failli, qui s’est laissé aller à perpétrer des faux en écriture dans une espèce d’affolement, puisse recouvrer sa liberté provisoire, la caution devant garantir qu’il se rendra ponctuellement aux convocations de la justice, faute de quoi il la perdrait. Mais s’il s’en fiche ? Si le montant de la caution n’est qu’une vétille pour lui ? Voilà très précisément ce qui me retient, le cas échéant, dans un procès de ce genre, à savoir: la répression n’est-elle pas vaine quand on a les moyens de s’y soustraire, ou plus exactement de la feinter ?

Tout, absolument tout dans notre société, peut aboutir à un procès. Et on a souvent noté combien il est paradoxal que le discrédit dont la justice pâtit n’empêche pas de plus en plus de gens de faire des procès, ou de les susciter. Chaque fois, on recommence le monde. Chaque fois, c’est une tentative de remise en ordre de nos relations avec autrui, et c’est chaque fois passionnant, enfin je trouve ! Encore faut-il ne pas tricher, ne pas occulter les données du problème. La profession de chroniqueur judiciaire, qui a tendance à se perdre au profit de l’information judiciaire, comme si on voulait aller le plus vite possible et faire finalement l’impasse sur le procès, est je crois plus importante que toute autre à cet égard. Non que les chroniqueurs judiciaires soient admirables, mais dans la mesure où ce sont des témoins, et qu’ils démasquent sans juger. Leur rôle devient pourtant de plus en plus difficile, en raison du grand nombre de procès qu’il leur serait impossible de suivre tous, de leur longueur et, bien entendu, de la complexité de certaines affaires. Grand péril que cette complexité ! A la limite, elle devrait amener des juridictions à conclure, par arrêt ou jugement :  » Attendu que nous n’y comprenons plus rien, laissons les choses en l’état et nous abstenons de juger. » Mais ce serait un déni de justice.

Je force un peu le trait. Mais le témoin que je suis, procès après procès, sait que la seule ressource, notamment en matière de lutte contre la criminalité, est de dire les choses telles qu’on les a entendues, sans rien y ajouter ni retrancher, vaste programme qui revient à montrer les choses telles qu’elles sont, telles que les débats les révèlent et de tenir pour sacré que, si on a déjà fixé des cautions à 100 millions de francs, il n’est pas malséant de dire le contraire.

Philippe Toussaint, rédacteur en chef du Journal des procès

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