La Bible est loin du Coran

Les textes fondateurs du judaïsme, du christianisme et de l’islam ne sont pas comparables. C’est cette  » fausse symétrie  » que décrypte Christian Makarian dans Le Choc Jésus-Mahomet (Lattès). Extraits.

LA PATERNITÉ D’ABRAHAM

Le Coran rediscute l’histoire d’Israël, non pas à partir de l’avènement de Mahomet, mais dès l’origine, dans la nuée des siècles écoulés. C’est pourquoi la nature du lien qu’institue Mahomet avec les chrétiens est, hélas, conflictuelle par essence. On ne discute pas le Coran ; or il contient des versets parfois accablants. Nous savons que Mahomet fait du patriarche Abraham le premier  » soumis  » au Dieu unique. Comme  » soumis  » se dit en arabe muslim (musul-man en français), cela fait habilement d’Abraham le premier musulman de l’Histoire. C’est ainsi que le Prophète opère une  » captation à la source  » de l’épopée biblique. Sur ce point, le christianisme est en contradiction parfaite avec l’islam par l’effet d’une parole cinglante de Jésus.  » Ne vous avisez pas de dire en vous-même : Nous avons pour père Abraham ; car je vous le dis, des pierres que voici, Dieu peut susciter des enfants à Abraham  » (Matthieu 3, 8-9). Jésus dit ici le contraire de ce que soutiendra Mahomet : cette fracture-là est irréductible. Autrement dit, la paternité abrahamique n’est pas une garantie d’élection ou de salut, ni un avantage au ciel, ni encore une faveur divine accordée à certains élus au détriment des autresà.

LES  » RELIGIONS DU LIVRE « 

L’expression  » gens du Livre  » (Ahl al-Kitab), c’est-à-dire les juifs et les chrétiens, revient une trentaine de fois dans le Coran : si l’islam n’occulte pas ces derniers, s’il accepte en grande partie leur héritage, s’il se situe dans leur lignage, que leur reproche-t-il donc au final ? En vérité, le Coran accuse les  » gens du Livre  » d’avoir falsifié (tahrîf) leurs Ecritures, ni plus ni moins, et d’avoir perverti la vérité qu’elles contenaient.  » Ô gens du Livre ! Pourquoi dissimulez-vous la Vérité sous le mensonge ? Pourquoi cachez-vous la Vérité alors que vous la savez ?  » (3, 71). La preuve de leur mensonge est offerte par le fait que les juifs et les chrétiens se sont divisés, opposés, au lieu d’offrir à Dieu le spectacle de la paix et de l’unité. Le Coran est très clair sur ce point :  » Certains juifs altèrent le sens des paroles révélées… Ils tordent leurs langues et ils attaquent la Religion  » (4, 46). La sourate 5, qui pratique un curieux amalgame entre chrétiens et juifs, étant définitive :  » Ils [les juifs] altèrent le sens des paroles révélées ; ils oublient une partie de ce qui leur a été rappelé. Tu ne cesseras pas de découvrir leur trahison  » (v. 13)… Parmi ceux qui disent :  » Nous sommes chrétiens, nous avons accepté l’alliance « , certains ont oublié une partie de ce qui leur a été rappelé. Nous avons suscité entre eux [les juifs et les chrétiens] l’hostilité et la haine jusqu’au jour de la Résurrection (v. 14)… Ceux qui disent :  » Dieu est, en vérité, le Messie, fils de Marie « , sont impies. Dis :  » Qui donc pourrait s’opposer à Dieu s’il voulait anéantir le Messie, fils de Marie, ainsi que sa mère, et tous ceux qui sont sur terre  » (v. 17)… Les juifs et les chrétiens ont dit :  » Nous sommes les fils de Dieu et ses préférés.  » Dis :  » Pourquoi, alors, vous punit-il pour vos péchés  » (v. 18). La conclusion de cette sourate terrible se passe de commentaires :  » Si les incrédules possédaient tout ce qui se trouve sur la terre, et même le double, et s’ils l’offraient en rançon pour éviter le châtiment au jour de la Résurrection, on ne l’accepterait pas de leur part : un douloureux châtiment leur est réservé. Ils voudront sortir du feu, mais ils n’en sortiront pas : un châtiment leur est réservé  » (5, 36-37). Le mot châtiment est prononcé trois fois, bien que Dieu soit désigné, deux versets plus loin, comme  » celui qui pardonne  » et qu’il soit qualifié de  » miséricordieux « .

L’exaltation du discours fait ressortir la nature extrêmement ambiguë, torturée, des rapports entre l’islam et les deux autres monothéismes. Le verset essentiel –  » Nous avons suscité entre eux l’hostilité et la haine  » – démontre au passage une conception très offensive de la bonté et de la miséricorde divines. Louis Massignon fera remarquer que  » la tendance générale de la théologie islamique va à affirmer Dieu plutôt par la destruction que par la construction des êtres  » (Passion, p. 631, n° 4). Le résultat en est une série de sourates particulièrement dérangeantes qui instaurent une tension permanente dans le rapport avec les juifs et les chrétiens.

A ce stade, il est utile de dissiper une opinion répandue, si souvent invoquée par les musulmans réformateurs comme par bon nombre d’intellectuels occidentaux : la Bible contiendrait encore plus de violence que le Coran, dans la mesure où elle contiendrait encore plus de passages où Dieu se montre cruel que le Livre saint de l’islam. C’est l’exemple type de l’incompréhension qui règne entre l’Occident et l’Orient, idée fixe que l’on retrouve tant dans le discours interreligieux que dans la doxa nihiliste. La Bible = le Coran est un faux-semblant qui suffit à illustrer l’impasse que constitue le  » dialogue des civilisations « . Mettre tous les textes dos à dos, quelle harmonie parfaite ! Le chrétien sécularisé tend la main en effaçant sa propre personnalité ; l’athée résout toutes les différences en démontrant l’inanité universelle du fait religieux. Une telle  » symétrie  » a tout pour plaire. Elle est pourtant contraire à la vérité et a pour principaux effets d’éviter à la religion musulmane d’entreprendre l’effort d’interprétation moderne dont elle a tant besoin et de détruire la communauté de valeurs des sociétés postchrétiennes, actionnant du même coup des extrémismes fondés sur le rejet de l’autre. Il faut sérieusement réviser cette opinion.

La Bible présente trois différences de taille avec le Livre saint de l’islam. D’abord, elle n’est pas directement dictée par Dieu, surtout pas  » incréée « , mais écrite par des hommes inspirés par Dieu, ce qui l’autorise à contenir des erreurs et, par conséquent, fait appel à l’esprit critique du croyant. Il y a, par exemple, des incohérences manifestes, donc assumées en matière de chronologie dans plusieurs passages de l’Ancien comme du Nouveau Testaments. On y trouve également un grand nombre d’approximations qui montrent que l’exactitude n’est pas le but du texte, au bénéfice de la morale qu’il faut tirer de l’épisode. Au contraire du Coran, la Bible ne se récite pas, elle demande une  » lecture « , c’est-à-dire un processus de distanciation, un effort de déchiffrage, une capacité à dépasser la lettre.

Ensuite, la Bible relate l’histoire du peuple hébreu, narration parfois fastidieuse de mille pérégrinations effectuées sous le regard de Dieu. Que le texte comporte des scènes de massacre collectif, des meurtres, des viols, des supplices et des bains de sang est choquant à l’aune de l’universalisme contemporain tout en étant rigoureusement conforme à la tristesse du champ historique concerné. Mais jamais il n’est dit :  » Nous avons suscité la haine entre eux  » à destination des siècles à venir, comme nous pouvons le trouver dans le Coran.

Enfin, la Bible contient en elle-même la notion d’évolution comme celle d’interprétation. Plus qu’un livre, c’est un ensemble de livres, une véritable bibliothèque dont la définition fait justement débat depuis des lustres entre juifs et chrétiens, entre catholiques et protestants. Au cours des mille ans qu’a duré sa rédaction, cette  » centrale documentaire de Dieu  » n’a cessé de s’enrichir de nouveaux textes qui comportent des réflexions sur les épisodes antérieurs, les commentent, y renvoient. La Bible est ouverte à la spéculation intellectuelle, l’esprit des hommes est incité à investiguer. Même Dieu y trouve sa science : la théologie, invention chrétienne qui n’aura pas d’équivalent exact dans l’islam.

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