La Belgique, dindon de la farce ?

Les Néerlandais et les Français se sont partagé les oripeaux du bancassureur Fortis. Tandis que les actionnaires trinquent, l’Etat belge sauve les meubles. Bien joué ?

On se croirait dans Le Livre de la jungle. Quelques vautours, perchés sur des arbres maigrichons, regardent tranquillement leur future proie se débattre, en attendant de se jeter dessus pour en ravir les meilleurs morceaux. Ainsi en aura-t-il été de Fortis, cet empire financier bâti en vingt ans et déchiré en quelques jours. A peine sauvé par l’effort de recapitalisation conjoint des Etats belge, néerlandais et luxembourgeois, le voici découpé en rondelles comme un vulgaire salami.

La plus grosse part revient à la banque française BNP Paribas. Pour environ 14,5 milliards d’euros, partiellement payés en actions, elle reprend 75 % des activités bancaires – la Belgique restant actionnaire pour les 25 % restants – et 100 % des activités d’assurance belges du groupe. Elle acquiert aussi 67 % de Fortis Luxembourg. Le gouvernement belge entre, du coup, dans le capital de BNP Paribas à hauteur de 11,6 % et décroche deux postes d’administrateur.

L’ensemble des actifs néerlandais de Fortis retournent, eux, aux Pays-Bas, en échange de 16,8 milliards d’euros.

Que reste-t-il à la Belgique ? Des montagnes de liquidités, de l’ordre de 13 milliards d’euros, la totalité des activités de Fortis Insurance International, ainsi qu’une structure qui n’a rien d’un cadeau : un véhicule financier créé pour accueillir les actifs douteux de Fortis à concurrence de 10,4 milliards d’euros. L’Etat belge en détient 24 %, BNP Paribas, 10 %, et le groupe Fortis, 66 %.

Chez Dexia, deux nouvelles personnalités ont été désignées pour succéder à Pierre Richard et à Axel Miller, démissionnaires : l’ancien Premier ministre Jean-Luc Dehaene occupera la présidence du conseil d’administration et Pierre Mariani, proche du président français Nicolas Sarkozy, a pris la tête du comité de direction. A l’heure de mettre sous presse, l’avenir de Dexia n’en restait pas moins flou.

Le gouvernement fédéral pouvait-il faire mieux ? A-t-il bien joué le coup ? Ou la Belgique est-elle, dans l’opération Fortis, le dindon de la farce ? Analyse.

La perte d’un fleuron

Avec le dépeçage de Fortis et le rachat d’une grande partie de ses activités par la BNP Paribas, la Belgique est privée de l’un de ses derniers empires. Avec tout ce que cela implique en termes de pertes d’emplois et de création de valeur ajoutée.  » Nous assistons à une paupérisation du paysage financier « , résume Etienne de Callataÿ, économiste en chef à la banque Degroof. Le quotidien néerlandais De Telegraaf écrivait la même chose, mais avec moins d’élégance :  » La Belgique est redevenue un nain bancaire. Après avoir vendu leur acier et leurs groupes énergétiques dans les années 1980 et 1990, les Belges ne jouent plus un rôle mondial que dans le secteur de la bière  » (voir infographie).

Des alternatives ?

Oui, il y avait d’autres solutions et elles ont certainement été envisagées. Le gouvernement fédéral aurait pu, par exemple, se limiter à créer une structure de déshérence et racheter tous les produits financiers douteux. Ainsi, les institutions bancaires, assainies, auraient recommencé à se faire confiance, donc à se faire crédit. La BCE (Banque centrale européenne) aurait également pu opter pour une très forte réduction des taux afin de relancer la machine économique.

Enfin, la piste d’une nationalisation pure et simple de Fortis, plutôt que sa revente à un groupe étranger privé, aurait pu être envisagée. C’est ce qu’ont fait les gouvernements britannique et néerlandais. Il aurait fallu, pour cela, un accord politique et de l’argent. Aucun des deux ne semblait hors d’atteinte.  » Mais qui aurait-on mis à la barre pour piloter ce bateau ? interroge Philippe Grégoire, professeur à l’IAG (UCL). Dans les circonstances actuelles, trouver un tel profil n’aurait pas été facile. « 

Le choix du privé

Le gouvernement a préféré adosser Fortis à un groupe bancaire solide, transférant ainsi, dans la foulée, la responsabilité de sa gestion à des professionnels du secteur.

 » Nous ne pensions pas pouvoir relever ce défi seuls, a précisé Didier Reynders (MR), ministre des Finances. Par ailleurs, aucun groupe belge n’était prêt à nous épauler et je le comprends : seul un groupe de pointure mondiale peut assurer un avenir à Fortis. « 

En outre, il y avait urgence : la situation est telle que les banques ne se prêtent plus d’argent entre elles. Tout le système est donc bloqué. Il fallait trouver une solution rapide.

Les candidats au rachat de Fortis ne se sont pas non plus bousculés au portillon. A part BNP Paribas, il n’y avait personne. L’état de santé de Fortis n’était guère engageant et peu de banques étaient prêtes à prendre des risques. BNP Paribas, elle, s’intéresse à Fortis depuis belle lurette. Le groupe français avait d’ailleurs fait une première offre sur le bancassureur dès le 28 septembre, à hauteur de 5 milliards d’euros, assortis d’une garantie de 6 milliards, délivrée par les Etats du Benelux. La Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg avaient alors décliné, optant pour la nationalisation partielle de Fortis. Mais ce n’était que partie remise.

Et le gagnant est…

En reprenant la majeure partie des activités bancaires et d’assurances de Fortis, BNP Paribas fait incontestablement une bonne affaire. Peu présente en Belgique (si ce n’est via sa banque Internet, Cortal Consors, et sa compagnie d’assurances, Cardiff), elle met la main sur la première banque du pays, son bon millier d’agences et ses trois millions de clients. Elle devient, du coup, la première institution financière de la zone euro et obtient des milliards d’euros de cash, précieux à l’extrême en ces temps de crise de liquidités.  » BNP Paribas est forte à un moment où il est rémunérateur d’être fort « , résume Etienne de Callataÿ.

On peut parier que les activités assurances de Fortis seront revendues dans un délai assez court, BNP Paribas ayant déjà procédé de la sorte par le passé, dans d’autres pays.

En contrepartie de cette acquisition, BNP Paribas voit l’Etat belge devenir son premier actionnaire. Une situation inédite en France, où les investisseurs étrangers ont toujours été jugés indésirables dans le capital des banques. Paradoxalement, cette première du genre représente un gage de stabilité pour BNP Paribas, déjà considérée comme très solide dans le paysage financier français et européen.

Néerlandaise vengeance

Même si elles prétendent le contraire – pouvaient-elles faire autrement face à leur opinion publique ? -, les autorités néerlandaises n’ont probablement pas fait une aussi bonne affaire que les Français.  » Si l’opération était si intéressante que ça, pourquoi un groupe privé ne l’a-t-il pas réalisée ?  » s’interroge un financier. Il n’est pas sûr que les Pays-Bas aient décroché les meilleurs morceaux de Fortis. Mais au moins ont-ils lavé l’affront encaissé lors du rachat d’ABN Amro par Fortis. Sans doute le gouvernement néerlandais va-t-il nettoyer les activités acquises et les revendre plus tard. Le groupe ING n’avait en tout cas aucun intérêt à acheter Fortis tant que le ménage n’avait pas été fait. Idem pour Rabobank…

L’étrange vocation de l’Etat

L’Etat belge n’a évidemment pas vocation à devenir actionnaire d’une banque comme BNP Paribas. Mais nécessité fait loi. En devenant le premier actionnaire de BNP Paribas, l’Etat belge signifie clairement qu’il n’abandonne pas le navire. Il peut en outre réaliser à terme une plus-value intéressante sur la revente de ses parts, dans quelques années. Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’un pacte de revente ait déjà été conclu…

 » Nous accompagnerons l’opération le temps qu’il faudra, a commenté Didier Reynders. Nous verrons ensuite comment gérer cette participation au mieux de nos intérêts.  » La Belgique s’est engagée à conserver au moins 10 % de sa participation pendant deux ans et le Luxembourg, 50 % pendant un an.

 » Cette solution limite la casse sur le plan budgétaire, ce qui est déjà honorable, commente Etienne de Callataÿ. Dans un cadre comme celui-là, l’Etat a plus de chances de récupérer sa mise que dans un autre. « 

Un dindon belge

Les Néerlandais ont obtenu ce qu’ils voulaient. La France a fait une très bonne affaire. En Belgique, les épargnants et les clients sont rassurés. Le personnel est moins menacé que dans un autre cas de figure, qui aurait vu deux réseaux d’agences belges s’affronter. Mais c’est un fait : la Belgique apparaît comme perdante.  » C’est une règle du capitalisme : le plus fragile tombe toujours le premier, rappelle Etienne de Callataÿ. Et si c’est la Belgique, c’est la résultante d’un état de fait précédent. « 

A vrai dire, ce sont plutôt les actionnaires qui seraient les dindons de la farce, même si, par essence, ils doivent être prêts, en prenant des risques, à perdre. Le véhicule de produits douteux, constitué à hauteur de 10,4 milliards d’euros, leur échoit en grande partie : personne n’en voulait.

Pour Robert Wtterwulghe, professeur d’économie à l’UCL, pourtant, l’opération conclue n’est pas un marché de dupes : c’est la moins mauvaise solution.  » BNP Paribas est bien gérée et elle inspire la confiance des marchés. C’est un signe fort. Moi, je n’ai pas d’états d’âme par rapport à la France : je préfère être dirigé par quelqu’un de compétent, même français, plutôt que par des Belges incompétents. « 

L’Europe recule

La fatuité des propos tenus par certains Néerlandais, ravis d’avoir  » pris le meilleur de Fortis pour en laisser toute la pourriture aux Belges  » en témoigne : dans cette crise qui se moque des frontières, les nations, voire les nationalismes, opèrent un retour en force.  » Longtemps jugées inefficaces dans le système économique, les nations reviennent au-devant de la scène, comme un ultime recours, observe Régis C£urderoy, spécialiste de l’économie d’entreprise à l’IAG. Parallèlement, les désaccords entre les Etats membres de l’Union européenne éclatent au grand jour. « 

Via l’intégration bancaire, on aurait pourtant pu assister à une accélération de la construction européenne. Raté.  » C’est idiot, lance Etienne de Callataÿ, car nous sommes tous liés : ce n’est pas parce que Fortis va mal que le groupe ING se portera mieux. Le problème de confiance se pose pour tous. On n’a aucun intérêt à se tirer dans les pattes. Les Néerlandais auraient mieux fait de se taire en rentrant sur leurs terres. « 

D’aucuns profitent des questionnements actuels pour plaider en faveur d’une solution européenne à la crise financière, avec la mise en place d’un régulateur commun et le transfert d’une partie de la politique économique vers les pouvoirs européens.  » Les garanties sur les avoirs bancaires doivent également intervenir à ce niveau, sinon, c’est du bricolage « , tranche Robert Wtterwulghe.

Comme le plan Paulson ?

La solution mise en place pour placer une partie des produits financiers douteux dans une structure distincte n’est pas totalement comparable au plan de sauvetage du système financier aux Etats-Unis.  » C’est une autre manière de résoudre le problème, estime Serge Wibaut, un ancien du groupe AXA. Mais au moins ce véhicule a-t-il le mérite de la clarté et de la rapidité. « 

Aux Etats-Unis, ces produits douteux sont totalement pris en charge par les pouvoirs publics. Ici, ils ne le sont qu’à hauteur de 24 %. En revanche, les autorités américaines n’ont pas recapitalisé les institutions financières en difficulté.

L’information aux actionnaires

A situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles : aucune assemblée générale des actionnaires de Fortis n’a été convoquée jusqu’à présent, malgré l’importance des décisions tombées ce week-end. Il y a évidemment peu de risques pour que les actionnaires s’opposent au plan ficelé par le gouvernement. Il n’empêche que  » le gouvernement doit respecter les lois « , martèle Robert Wtterwulghe. Le bureau d’avocats d’affaires Modrikamen envisage d’ailleurs d’intenter une action en référé devant le tribunal de commerce de Bruxelles afin de bloquer la cession de Fortis à BNP Paribas.  » L’Etat s’est comporté en administrateur de fait du bancassureur, estime l’avocat, et a ainsi mis hors jeu ses organes de décision traditionnels, notamment son conseil d’administration. « 

Emploi : on verra

Dans une entreprise de cette taille, la sauvegarde de l’emploi est évidemment essentielle. Le gouvernement fédéral a d’ailleurs précisé d’emblée qu’il avait veillé à choisir un partenaire peu présent sur le marché belge afin de préserver l’emploi.  » BNP Paribas a pris des engagements très clairs sur le réseau bancaire de Fortis, a assuré Didier Reynders. Celui-ci sera maintenu, car le groupe français souhaite rester le premier groupe bancaire en Belgique. « 

Certains postes ne vont pas moins disparaître, en back office (c’est-à-dire tous les services qui ne sont pas en contact avec la clientèle), dans la salle des marchés, ou dans le service de conservation des titres, parce qu’ils feront double emploi. D’autres pourraient aussi être rapatriés à Paris. Enfin, à plus long terme, il faut s’attendre à une restructuration dans les agences.

Une marque bétonnée

Le nom de Fortis devrait être conservé en Belgique.

l Thierry Denoël, Pierre Havaux, Isabelle Philippon, Marie-Cécile Royen et Laurence van Ruymbeke; L

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