La Belgique au tournant

La traque aux chauffards va commencer. Pour rendre les routes plus sûres, le gouvernement vient d’adopter 23 mesures concrètes. Mais la réforme cache de grandes zones d’ombre. Gare au coup de bluff

Ça va barder! Après de longues discussions et une nuit blanche de négociations au finish, le gouvernement s’est mis d’accord sur diverses dispositions destinées à créer un plus grand climat de sécurité sur les routes. Autant appeler les choses par leur nom: il s’agit, cette fois, d’un arsenal essentiellement répressif. Attention aux pandores et à leurs radars! Le but est clair: à l’instar d’autres pays européens, la Belgique veut réduire de moitié la mortalité routière à l’horizon 2010. Dès 2006, la réduction du nombre de victimes devrait atteindre 33 %. Il y a donc du pain sur la planche. Environ 1 500 personnes meurent chaque année des suites d’un accident de circulation (piétons et cyclistes compris) et près de 10 000 sont grièvement blessées. Certes, le gouvernement annonce, pour les mois prochains, des mesures plus préventives, comme la réforme des auto-écoles et de la formation à la conduite. Ces gros chantiers auront le mérite de s’attaquer aux racines du problème. Mais, pour l’instant, c’est la matraque qui est brandie, plus que la carotte. L’objectif est louable, mais s’y prend-on correctement?

Parmi les décisions les plus spectaculaires adoptées il y a quelques jours, on relève d’abord une hausse généralisée du tarif des amendes (+10 %). Un sérieux coup de balai a également été opéré dans la classification – désuète – des infractions dites « normales » et « graves ». Dorénavant, les infractions graves (stationnement dangereux, utilisation d’un GSM au volant, non-respect de priorité, excès de vitesse de plus de 10 km/h, etc.) seront classées en trois catégories. La plus « lourde » aboutira à la déchéance du droit de conduire obligatoirement prononcée par le juge. Les cas visés sont, ici, la conduite à une vitesse supérieure de 50 % à la vitesse autorisée (mais dès 160 km/h sur autoroute et au-delà de 50 km/h dans une zone 30), la circulation à contresens sur autoroute, de même que les dépassements dangereux. Dans ces cas-là, la facture se situera entre 550 et 2 750 euros (22 187 à 110 935 francs).

Les insouciants et les inconscients n’ont qu’à bien se tenir. Toute infraction ayant entraîné la mort sera sanctionnée par une peine plus sévère qu’auparavant: cinq ans de prison au lieu de deux jusqu’à présent (tarif maximum). En ce qui concerne la durée maximale du retrait du permis de conduire, prononcée par les parquets (cette mesure est réputée très douloureuse pour le moral du contrevenant, brusquement privé de véhicule), elle passe de 45 jours à trois mois. Gare à ceux qui espèrent passer à travers les mailles du filet, en roulant sans permis: la saisie du véhicule les attend au tournant. Quant aux radars et aux caméras automatiques, ils seront rentabilisés et, plus que jamais, bichonnés. En effet, ils seront capables de constater d’autres types d’infractions que les excès de vitesse (franchissement de lignes blanches continues, conduite sur piste cyclable) et ils pourront réaliser beaucoup plus de clichés qu’actuellement.

Les freins

Chaque année, à partir de 2002, le nombre de contrôles devra augmenter de 10 %. Sans cela – mais avec quels moyens -, la crédibilité de tout l’édifice répressif serait évidemment compromise. Mais cela revient-il à engorger les services de police et, en aval, la justice? Le gouvernement semble avoir anticipé l’objection: du personnel civil soutiendra les policiers (mais « autant que possible », dit le texte de l’accord…) dans leur travail de manipulation des appareils. Un autre aspect de la réforme, non-négligeable (parce qu’on évoquait souvent le monstre du loch Ness), est la dépénalisation des infractions de stationnement: elles seront prises en charge par les communes. Par ailleurs, on accélérera le traitement, par les parquets, des infractions graves qui ne causent pas de dégâts à des tiers: excès de vitesse, non-respect des feux de signalisation et conduite sous influence (alcool, drogues).

Voici quelques mois, la ministre des Transports, Isabelle Durant (Ecolo), en avait appelé à « restaurer la légalité » sur nos routes. Cette batterie de mesures parviendra-t-elle à renveser la vapeur? La réponse est non, pour le moment: chauffards, inconscients, simples distraits et autres maniaques de la vitesse ont encore de beaux jours devant eux. Et cela, pour plusieurs raisons.

1. Malgré la grande couverture médiatique, les 23 décisions prises au Conseil des ministres du 8 février dernier sont promises à un long parcours législatif. La plupart doivent être soumises aux Régions, au Conseil d’Etat et au Parlement fédéral. Cela fait beaucoup de monde! Or, malgré le récent accord de la coalition arc-en-ciel, les sensibilités sont parfois très différentes selon les Régions, et d’un parti à l’autre. Exemple: au lendemain de l’accord, la fédération PRL-FDF-MCC s’est enorgueillie d’avoir évité la création d’une infraction dite de « très grande vitesse ». Elle s’est aussi félicitée d’avoir obtenu la possibilité, pour le juge, d’accorder un sursis partiel en matière de déchéance du droit de conduire, lorsqu’il s’agit d’une infraction grave du troisième degré. Mais certains ont mal digéré cette concession faite aux libéraux. Autre exemple: il y a peu, les socialistes flamands ont fait la proposition saugrenue de généraliser les 70 km/h sur les routes régionales. La proposition n’est pas évoquée dans l’accord du 8 février. Mais a-t-elle été jetée aux oubliettes pour autant? Bref, de beaux débats en perspective au Parlement.

2. On peut s’attendre à ce que des dispositions, comme la perception des amendes par les communes, fassent problème aux juristes du Conseil d’Etat. De même, certains experts prédisent des jours difficiles à la mise en place d’une autre trouvaille gouvernementale, exigée – à la surprise générale et en dernière minute – par le VLD: la possibilité, pour le tribunal de police, de prononcer un retrait du permis uniquement pendant le week-end et les jours fériés, et cela pour les jeunes conducteurs. Qui va organiser un tel va-et-vient entre ces automobilistes et les services administratifs, censés contrôler le respect de cette mesure?

3. S’il faut relativiser la portée du récent accord politique, c’est pour une raison bien plus simple encore. La réorganisation des tarifs porte sur les amendes, prononcées par les tribunaux de police. Or, dans la pratique, la majorité (et, localement, jusqu’à 90 %) des infractions sont réglées par des transactions, proposées par les parquets en amont des tribunaux. A ce jour, aucune refonte des tarifs de ces transactions (de 52 à 350 euros) n’a été mise en chantier. Au contraire: des magistrats seraient même tentés à considérer comme trop élevé le montant de certaines d’entre elles, revu vers 1995. « Des substituts chargés des infractions de la route ferment régulièrement les yeux sur des excès de vitesse de 200 km/h », renchérit, désabusé, un policier d’une unité provinciale de circulation (UPC). Tout récemment, devant la Chambre, des policiers évoquaient la possibilité de revoir à la hausse, sur autoroute, la « marge de tolérance » pratiquée pour les excès de vitesse sur autoroute: jusqu’à 150 km/h?

De leur côté, des magistrats sourient amèrement devant les décisions du gouvernement. Ils rappellent qu’ils n’étaient pas demandeurs du renforcement des amendes. En effet, la réglementation actuelle leur offre déjà une large fourchette de tarifs. Une autre critique porte sur l’adaptation du montant des amendes en fonction des revenus de l’automobiliste fautif, arrachée par les socialistes francophones et les écologistes « un beau principe, dit un juge, mais il est ingérable: les audiences des tribunaux de police examinent plusieurs dizaines de dossiers par matinée! » Et de déplorer, par contre, l’impossibilité persistante de délivrer un mandat d’arrêt aux automobilistes qui, malgré une déchéance, continuent de rouler impunément, parfois au nez et à la barbe de la famille de leur victime. Un autre magistrat regrette, par ailleurs, que les peines de prison pour les récidivistes d’infractions graves ne soient presque jamais purgées à cause du surpeuplement pénitentiaire. « Engagera-t-on les dix juges de police dont le pays a un besoin urgent, pour désengorger les tribunaux? »

Est-ce à dire que la réforme – ou, plutôt, son projet – est à jeter aux orties? Non. D’abord, paradoxalement, ses facettes les moins spectaculaires sont peut-être celles qui induiront les changements les plus concrets pour le citoyen. Par exemple, la réforme prévoit une plus grande autonomie des communes pour installer divers dispositifs ralentisseurs de vitesse: du pain bénit pour des cohortes de comités de quartier, demandeurs de tels aménagements mais habitués à s’entendre dire, par leurs édiles locaux, que « l’Etat (sous-entendu: l’administration fédérale des Transports) n’a pas prévu de tels dispositifs ». Une aide devrait d’ailleurs être fournie aux communes soucieuses de développer des projets préventifs, grâce à un « fonds des amendes » qui permettra de passer des conventions entre l’Etat fédéral et les zones de police. Citoyens: à vos conseils communaux!

Ensuite, la réforme est le fruit d’un intérêt croissant du monde politique pour le thème de la sécurité routière. Certes, celui-ci vient seulement d’émerger au sud du pays. Ce bourgeonnement est probablement le fruit d’une concertation – forcément très lente – entre les nombreux acteurs de la sécurité routière, engagée grâce aux Etats généraux de la sécurité routière, mis sur pied par Isabelle Durant. Il résulte aussi, sans doute, des déclarations fracassantes de quelques élus flamands, pour lesquels le souci répandu de la sécurité routière, au nord du pays, vaut bien quelques menaces de crises gouvernementales.

Il reste à souhaiter que la grosse artillerie brandie le 8 février – amendes alourdies, menaces renforcées de retraits de permis et d’emprisonnement – ne fasse pas oublier la nécessité de renforcer les effectifs des tribunaux de police et des parquets, de bien (ré)former les services de police, trop souvent étouffés par la bureaucratie et mal équipés. Difficile à mener, cette réforme en profondeur pourra peut-être, alors, participer à ce fameux « changement des mentalités » si souvent invoqué autour de la sécurité sur les routes. Et cela, ce n’est plus seulement l’affaire des hommes politiques, des constructeurs automobiles, des policiers ou des juges.

Philippe Lamotte

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