L’ultime challenge

Les espaces polaires sont devenus le terrain de tous les défis. Les grands noms de l’exploration moderne s’y aventurent. Les touristes aussi

« Toutes mes félicitations pour l’extraordinaire exploit que vous venez d’accomplir, en devenant le premier couple anglais à rallier les deux pôles… » Ainsi s’exprimait le Premier ministre britannique Tony Blair dans un message de congratulations qu’il a envoyé à Mike et Fiona Thornewill, le 6 mai 2001. Parti de l’extrême nord du Canada (île d’Ellesmere), le 11 mars, le couple britannique avait mis cinquante-six jours pour atteindre le pôle Nord, après un trekking harassant de 773 kilomètres dans le chaos de la banquise Arctique.

L’année précédente, le même duo avait réussi un raid de près de 1 100 kilomètres dans les affres blanches du sixième continent. Particularité de ces deux expéditions: les sujets de sa Gracieuse Majesté ne sont pas des professionnels de l’aventure. Lui, sergent de police, et elle, ancien instructeur sportif, ont simplement payé (cher) l’inscription à une expédition commerciale organisée par un tour-opérateur spécialisé dans les voyages polaires antarctiques. Pour leur raid vers le pôle Nord, ils ont loué les services d’un guide professionnel, Paul Landry, qui les a accompagné tout au long du chemin. Catharine Hartley, une autre touriste aussi bien entraînée que son couple d’amis, a, elle aussi, fait partie de ces deux aventures polaires et réalisé l’exploit.

Si la récente victoire des Thornewill et de leurs accompagnateurs ne marque pas un tournant décisif dans l’histoire de l’aventure polaire, elle indique néanmoins que les pôles Nord et Sud ne sont plus réservés aux seuls habitués de l’aventure. C’est pour cette raison peut-être qu’avant que ces régions ne soient abondamment fréquentées par la grande masse des curieux intrépides, les professionnels s’y précipitent en nombre. Pour eux, l’immense calotte glaciaire, au Sud, et l’océan gelé, au Nord restent les terrains privilégiés pour entretenir leur dialogue aventurier et scientifique avec l’extrême.

Toutefois, crise mondiale oblige, la destination Antarctique n’a pas connu durant cet été austral (de novembre à janvier) le même succès que l’an dernier. Une seule expédition professionnelle s’y est déployée pour dix au cours de la période 2000-2001. A cette époque, on a, entre autres, vu un résident du Derbyshire (Grande-Bretagne), Miles Hilton-Barber, aveugle, s’aventurer sur la calotte glaciaire, mais abandonner au 33e jour de sa progression, suite à de sévères gelures aux doigts. On a également pu suivre les évolutions de deux femmes, Ann Bancroft et Liv Arnesen. Elles tentaient quasiment la même traversée que celle réalisée par le duo belge Alain Hubert et Dixie Dansercoer, en 1997-1998, sur une distance de 4 000 kilomètres. Elles ont cependant échoué, alors qu’elles n’avaient plus que 760 kilomètres à faire pour toucher au but.

En revanche, l’océan Arctique, plus accessible et nécessitant un investissement financier moins élevé, connaît depuis plusieurs saisons un engouement sans précédent. Quatre expéditions importantes s’y sont déroulées en 2000, dont l’une a constitué une première mondiale. Deux jeunes Norvégiens, Rune Gjeldnes et Torry Larsen, ont réussi la traversée de la Sibérie au Canada, sans ravitaillement en cours de route, en cent et neuf jours, après un raid de 1 914 kilomètres sur la banquise.

L’an dernier, on a dénombré pas moins de huit expéditions. La saison a cependant été endeuillée par un drame: la mort par noyade du Japonais Hyoichi Kohno, qui tentait de joindre le pôle au Sud du Japon. On a toutefois également salué une grande victoire: un an après ses deux jeunes compatriotes, le Norvégien Borge Ousland a effectué le même trajet, mais en solitaire. Enfin, en ce printemps 2002, pas moins de… douze expéditions professionnelles vont se déployer, animées par quelques grands noms de l’aventure polaire.

Tentative record

Parmi eux, le médecin français Jean-Louis Etienne. En avril prochain, il se fera hélitreuiller au pôle Nord à bord d’un vaisseau spécial, le Polar Observer. Il s’agit d’une capsule futuriste habitable, à bord de laquelle le « marcheur du pôle » essaiera de mener à bien un programme d’observations scientifiques complet. Pour ce médecin, c’est un vieux rêve qui se réalise enfin. Celui de traverser l’océan Arctique à bord d’un vaisseau immobile, emporté par le seul courant de dérive de la banquise. Toujours attentif au destin de notre planète, il souhaite « animer une passerelle entre la science et l’éducation sur le monde polaire, son rôle dans l’équilibre climatique et son évolution dans l’environnement planétaire ».

Ce souci de greffer sur l’exploit sportif non seulement la sensibilisation du grand public à l’évolution du climat, mais aussi des observations scientifiques, motive également la paire d’explorateurs belges, Alain Hubert et Dixie Dansercoer. Eux aussi ont fait le constat suivant: en quatre décennies, l’étendue de la banquise arctique s’est réduite de 6 %, et son épaisseur moyenne est passée de 3,1 mètres à 1,8 mètres. « Nous sommes des témoins, explique Hubert. Profiter de l’impact d’un exploit sportif comme celui que nous allons entreprendre pour sensibiliser les jeunes aux problèmes du monde est une excellente chose. L’an dernier, en effet, lors de notre expédition dans l’Antarctique, 70 écoles et plus de 2 000 élèves, répartis dans le monde entier, ont pris part aux activités que l’expédition leur proposait. Pour cette nouvelle aventure, un nouveau projet pédagogique a été mis sur pied, tourné cette fois davantage vers le développement durable. »

Intéresser, rendre atentives les têtes blondes et aider la science se glissent donc dans la liste des motivations qui animent le tandem belge au travers des infernales difficultés de progression qu’il ne manquera pas de connaître durant les quatre mois que devrait durer le raid. Au début, ils affronteront les températures extrêmes (moins de 50° Celsius) et progresseront dans une pénombre laiteuse – ils partent tôt dans l’année -, freinés par les vents qui brûlent la peau. Ils rencontreront des zones de compression et d’inextricables éboulis de glaçons géants qui s’entrechoquent, sur des distances de plusieurs kilomètres, sans la moindre surface plane pour poser le pied. Autre obstacle: les brouillards polaires, qui effacent toute perception.

Plus tard au cours de leur progression, sous l’effet du réchauffement, ils seront gênés par la glace qui ramollit et les skis qui s’y collent. Lorsque la banquise fond et se craquelle, le danger de tomber à l’eau devient presque permanent. La nuit, le sommeil est troublé par la peur que le sol sur lequel est planté la tente ne se sépare subrepticement en deux ! Cerise sur le gâteau: tout au long de cette tentative de la plus longue traversée Arctique jamais réalisée, sur une distance de 2 400 kilomètres ( voir la carte, p 78), nos intrépides devront consacrer quotidiennement quatre heures au montage et au démontage de leur tente, un abri d’à peine 5 mètres carrés, où il faudra vivre à deux.

Le souci humanitaire

A côté des projets pédagogiques et autres missions scientifiques, une troisième idée vient de plus en plus souvent se joindre à l’aventure polaire: le souci humanitaire. Parmi les douze expéditions qui se lanceront ce printemps à l’assaut de l’Arctique, plusieurs affichent clairement leur volonté d’aider l’un ou l’autre organisme. Les uns se sont associés à la lutte contre le cancer en Grande-Bretagne: c’est le cas de l’Ecossais Dave Mill, qui essaie pour la troisième fois de relier le Canada au pôle Nord, et du Britannique Ben Saunders, qui, lui, se lancera depuis la Sibérie. Tous les deux marcheront en solitaire et sans ravitaillement en cours d’exercice. L’an dernier, le couple Thornewill s’était dépensé pour le même cause.

Par ailleurs, un groupe d’aventuriers russes traversera l’entièreté de la banquise à bord d’engins motorisés dans le but de réaliser un mouvement de rapprochement entre les cultures de l’Est et de l’Ouest. L’action s’inscrit dans le cadre d’un vaste projet destiné à promouvoir une meilleure entente entre tous les peuples de la terre. Sans être associé à une quelconque ONG (organisation non gouvernementale), le Français Eric Brossier, pour sa part, se lance à la voile sur le trajet du Nord-Est, déjà découvert par l’explorateur norvégien Adolf E. Nordenskjold en 1878-1879. Le but de l’explorateur français est de témoigner de l’hospitalité des peuples sibériens et de leur capacité d’adaptation à un environnement hostile, malgré le système politico-économique instable qui détermine leur existence.

Au printemps prochain, les aventuriers de tout bord seront donc très nombreux sur la banquise. Les uns tenteront une « première », comme les Belges Hubert et Dansercoer, les autres se lanceront sur des itinéraires déjà ouverts. Mais tous auront aussi en commun, outre l’objectif scientifique choisi, la féroce volonté de faire preuve d’une vertu qui se perd: le dépassement de soi.

Michel Brent

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